Depuis que je suis à
l’hôpital, je ne cesse de demander le prénom de tous les gens entre les
mains de qui je passe. Parfois la blouse permet de lire le nom, mais le
prénom reste voilé sous le point qui le sépare du nom. Alors je
demande. Le petit jeu consiste, à chaque changement d’équipe, à coller
la bonne étiquette sur la bonne personne. J’y arrive toujours pour
certains, jamais pour d’autres, et c’est variable pour tout le médian.
Allez savoir pourquoi ! et je me méfie des explications trop rapides. De
toute façon ils sont trop nombreux !
J’emploie à dessin le mot « d’étiquettes » : ceux qui me connaissent
savent ma position à l’égard de ces casiers qui rassemblent un grand
nombre de sujets en en abrasant les singularités. Au début, j’ai
expliqué aux gens que, sous les étiquettes, je cherchais à lire leur
singularité dans le point. Et quand la blouse étale toute la blancheur
d’une neutralité sans nom, l’absence de point ne m’empêchait pas de
demander : Au-delà de votre statut, aide-soignante, médecin, interne,
infirmière, stagiaires, il y a des êtres humains dont la singularité ne
saurait se réduire à une fonction. Ça ne veut pas dire que je ne
reconnais pas les compétences différentes dans lesquelles s’épanouissent
(ou pas) ces sujets.
Tout le monde a adoré l’initiative. Il parait que c’est rare.
Je ne sais plus le nom ni le statut de la personne qui m’a raconté ça :
« J’étais à l’autre bout du service. J’ai entendu un hurlement. J’ai
couru aussi vite que j’ai pu. Rose et Marguerite étaient déjà en train
vous relever. (Je mets des pseudos, d’autant que je n’étais moi-même «
pas là »). Je les ai aidées à vous transporter dans votre chambre.
– Mais, j’ai hurlé avant de tomber ? ou c’est le hurlement qui m’a fait tomber ?
– Ça, je ne sais pas, il faudrait demander à Rose et Marguerite. »
L’enquête menée auprès de ces personnes n’a rien donné de plus. Toutes sont arrivées après l’événement.
Moi, j’étais ailleurs.
J’étais sur un point tenu par deux visages féminins. Je ne ressentais
aucune douleur. J’entendais dehors les tambours de la garde royale qui
défilait. Je me disais : quand même, une manifestation comme ça en
pleine nuit. Ça faisait Rrrraaaannn, et après un grand temps de silence,
ça faisait Rrrraaaannn, et après un grand temps de silence, ça faisait
Rrrraaaannn. Ils ne craignaient pas de réveiller les gens. Mais j’avais
d’autres préoccupation.
Ce point sur lequel je me tenais piquait le centre de la Galeries des
glaces, à Versailles. Exactement entre deux miroirs. Comme si j’étais la
pointe d’un compas. Je sentais de la compassion de la part de ces
personnes qui me transportaient. Je me disais : quand même, pas tout ça
pour moi, pas à ce point-là ! Ça faisait Rrrraaaannn, et ça faisait
Rrrraaaannn, et après ça faisait Rrrraaaannn. Mais ça faisait aussi le
roulement du carrosse et le claquement des sabots sur les pavés de la
cour d’honneur du château de Versailles, vous savez, celles dont les
grilles sont devenues brillantes comme de l’or. Il me semblait que ça
longeait le mur du bâtiment jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Ça menait
de la salle de bain à ma chambre.
Je me voyais recouvert de l’uniforme rutilant de grand capitaine de la
garde, veste rouge et pantalon bleu recouvert jusqu’à mi-cuisse
d’impressionnantes cuissardes de cuir, parcourues de parements d’or ici
et là. L’épée au côté ne déparait pas dans l’attitude générale que
j’avais empruntée au tableau que tout le monde connait, celui d’un Louis
XIV murissant revêtu du costume d’apparat richement rehaussé de
fourrures, prenant appui avec morgue sur une haute canne lui permettant
de tenir le monde à distance. Rrrraaaannn, Rrrraaaannn, et Rrrraaaannn.
Non, quand même pas pour moi, ces tambours de la mort !
J’ai demandé :
– vous entendez ces tambours, là, dehors ?
–Quels tambours ? y’a pas de tambour !
Ça a plus fait Rrrraaaannn, en un seul coup. Et aussi ça a plus fait le
bruit de roulement du carrosse et le claquement des sabots. Ça, c’est
logique : à cet instant même, sous mes fenêtres de Versailles, je vois
Louis XIV descendre du carrosse d’un pas décidé. D’ailleurs, il se
dirige sur les grandes marches du palais au son d’une éclatante musique
de Lulli. Je le vois disparaitre comme dans un brouillard derrière les
marches de l’escalier.
Ah, donc, puisque c’est moi qu’on ramenait à sa chambre, j’étais Louis
XIV, le jeune et fringant capitaine de la garde. Le vif conquérant de
trente ans, pas le murissant plein de morgue. Mais si pourtant, j’étais
lui aussi, puisque j’avais repris son attitude. Et d’ailleurs ça ne me
gênait pas du tout d’être à la fois le jeune roi soleil en bas et le
sombre monarque malade en haut, pourtant fièrement planté au mitan de la
Galerie des glaces, au point final de son existence. Au point où
j’étais arrivé, le point de, parait-il, hurlement.
Ce point fixait le centre d’un système de miroirs tournants. J’étais
comme la reliure d’un livre, normalement linéaire et finie, ici réduite à
un point infiniment petit. J’en jaillissais pourtant droit et botté
comme axe d’un miroir et de son image. Les autres glaces de la Galerie
participaient à la construction d’un système hyper complexe en se
repliant les unes sur les autres, chacune donnant image de
l’articulation de toutes les autres.
Cela ne se développait pas en sphères imbriquées les unes dans les
autres, mais dans des sortes de lemniscates de Bernoulli volumiques, en
plus simple, des escargots rutilants de lumières et de dorures. Ou
encore, ça fleurissait en une surface de Boy se tordant lentement autour
de son point central.
Je fais avec mon ignorance et de vieux restes de mathématiques. Je ne
sais même plus vraiment ce qu’est une lemniscate de Bernoulli. Il n’a
peut-être rien à voir, mais… il est vrai qu’il m’est venu. Le
gastéropode précieux convient sans doute bien mieux. La surface de Boy,
je m’y suis coltiné un peu plus. Il me reste ceci :
Si la bande de Moebius est la suppression d’une dimension sur une surface, ce qui en fait un unilatère,
Si la bouteille de Klein résulte du collage de deux bandes de Moebius, ou par la suppression de deux dimensions sur trois,
La surface de Boy descend d’une suppression des trois dimensions sur trois.
Ben alors, il ne reste plus rien ? ben non. Un point, juste un point
muni de soubresauts qui le font sortir du vide, puis y retourner.
Je viens d’inventer une topologie sans doute fautive, mais qui convient à
ce que je cherche à exprimer. Cette histoire de l’augmentation
graduelle des suppressions de dimension, voilà ce dont j’avais besoin
pour une autre image qui me vient en tête. Accepter de faire avec la
faute et ce qui n’est pas exact, ce qui n’a pas été prouvé ni démontré,
se présente comme une métaphore d’un lieu fondamental que je connais
bien : la faute originelle relative à la petite pomme rouge. Ce n’est
pas l’inexactitude. Là, se fait le partage entre les sciences dites
dures et les sciences dites humaines. Je n’ai pas le droit de parler de
ce que je ne sais pas. On me l’a souvent renvoyée dans la gueule,
celle-là.
L’inconscient, c’est justement ce que je ne sais pas, parce que je ne veux pas le savoir.
En filigrane de l’extraordinaire bijouterie molle qui m’a poussé aux
frontières de l’ennui mathématique, une autre image s’impose : celle de
Murphy tentant de parler au « fantôme » qui hante sa bibliothèque dans «
Interstellar». Nous découvrirons plus tard qu’il s’agit de son père
qui, pour entrer en contact avec elle, a créé un outil capable de
représenter le temps par de l’espace. Quand nous dessinons un graphe où
l’axe des x est l’espace, l’axe des y, le temps, nous avons fait de
même. S’il est vrai que, dans la réalité, on peut de déplacer dans
l’espace, dans le temps, on ne le peut pas. Ces schémas sont pourtant
très utiles dans la réalité, pour résoudre les problèmes de trains, par
exemple. Un train part de Besançon, capitale de la montre française, à
8h00, si nous connaissons sa vitesse, nous savons qu’il arrivera à
Zürich à « je ne vais pas faire le calcul, il y a bien plus important
que cela » H : il est plus simple de lire sur le graphe et on peut même
savoir à quelle heure il sera à tel km en remontant dans le temps.
Il s’agit de jouer ici avec une seule dimension réelle linéaire de
l’espace. Mais si on joue avec les trois dimensions, pour les faire
glisser en volume le long d’une ligne temporelle, on obtient une
multitude de chambres de Murphy s’emboitant les unes dans les autres
pour décrire chacun des instants vécus par la jeune fille. Ce que fait
allègrement son père pour la prévenir avant qu’il ne parte. Le message
lui fait dire : reste, ne part pas dans cette expédition spatiale
hasardeuse. En interprétant un peu : restons à jouer ensemble au
complexe d’Œdipe.
Mon Louis XIV se trouve au sein d’un tel système, car le rêve, comme le
délire, permet de se déplacer dans le temps de la même façon, en
reconstruisant tous les instants de ma vie qui m’ont donné une image de
moi-même. Ici, un peu toutes à la même sauce, puisque les glaces y sont
for sollicitées. Le cancer ayant bouffé mes os à une vitesse formidable,
et malgré la prestance chimérique d’un monarque d’opérette, je suis
devenu un homme de verre.
Le lendemain, une IRM m’apprendra que je m’étais fracturé trois
vertèbres, en plus des quelques côtes dont je supportais déjà la
destruction. Cette image finale, pour sophistiquée qu’elle soit,
n’est-elle pas là pour effacer toutes les images précédentes de ma vie ?
elles reviennent cependant, sous une forme très transformée par le
refoulement.
J’ai vécu un long passage dans l’exploration et la reconstruction d’une
topologie capable de représenter la structure de l’humain, via ma
psychanalyse. Ici, elle se cache dans la forme miroitante que prend la
représentation elle-même. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la théorie
des miroirs. Ça m’a au moins permis d’aiguiser mon esprit scientifique
en éliminant quelques leurres. J’ai aussi pas mal visité Versailles,
notamment lors d’une soirée costumée de grandes eaux.
Pour le coup, au lieu de voir toute ma vie défiler devant moi, comme il
est dit souvent pour ce moment de la mort, il semble qu’une partie de
moi cherche à se servir de cette seule image triomphante pour conjurer
le sort d’être réduit à un point par la destruction des trois vertèbres
euh, je veux dire, dimensions. Le point final.
Ce trois, ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Je pose juste la question.
A l’inverse, la contradiction entre le clinquant royal et le point sans
dimension, semble l’énergie qui entraine l’ensemble dans son mouvement.
Qu’en est-il de ce mouvement alors ? revenons à l’image pratique de
l’escargot à partir de ma théorie de la rondelle : pour fabriquer une
rondelle d’un côté et un trou de l’autre, il faut inciser la feuille de
papier de manière circulaire, jusqu’à ce que la coupure revienne à son
origine. Si je coupe en escargot, je n‘y parviens pas. Soit je tourne
vers l’extérieur en une rotation sans fin autour du pot, soit je reviens
vers le centre, stoppé par le manque de place, la dimension infiniment
petite du point. Car si j’étais au centre de Versailles, capitale du
monde de l’époque, c’est que j’étais au centre du monde. Le roi soleil
était au centre du système solaire, c’est-à-dire de l’univers connu en
ce siècle. J’étais au centre de l’Univers, de tout. Dieu, quoi !
Et ce tout pouvait tout aussi bien s’expanser sans limites, ou se
recroqueviller sur lui même dans la limite absolue. Chaque fois que
j’arrivais quelque part, je me disais que ce n’était pas ça. Il fallait
retourner en arrière tout en laissant un repère si un jour je me
fourvoyais à nouveau là-dedans. Non, danger, il faut sortir de là. Un
repère faisant limite à l’expansion infinie. Je le déposais en faisant
un pas de côté pour le construire à côté du chemin. Je recommençais sur
une autre branche, car il ne s’agissait pas d’un escargot simple, plutôt
de quelque chose rappelant le choux romanesco, sans la trivialité du
marché mais avec le clinquant de la Cour. Les structures fractales,
comme ils disent. Leur évocation suffira, on a assez caressé le démon
mathématique.
Ce point, malgré sa non dimension de principe, ne cesse de m’apparaitre
comme la tête d’une épingle. Ça ne peut que m’évoquer les aiguilles que
ma mère me faisait enfiler en me refilant le lot de consolation pour le «
tu n’es qu’une merde » : « tu as de bons yeux, toi ! ». Au lieu de
clouer mon impatience sur le pot, il m’offrait le bonheur de rester des
heures aux pieds de ma Belle cousant à la machine, à attendre l’offrande
de cette demande qui démontrait son besoin de moi. Faute de désir…il
faut remarquer que ce qui distingue l’aiguille de l’épingle, c’est le
trou. Elle me donnait quand même l’occasion de remplir son trou en
filant les dimensions de la métaphore ; ici, de l’acte sexuel.
Mon Louis XIV moi-même s’implante sur cette noble canne, reproduction
gigantesque de l’épingle. Pendant toutes ces répétitions, je reste bien
planté sur le point central tout en courant éperdument à la recherche
d’une issue : le trou à orner cette démonstration de puissance dans
l’apparat. La canne est dès lors ce que j’ai mis en avant, celle dont je
possédais un exemplaire faute d’en disposer un, de trou. Un phallus.
J’ai dit, à l’analyse de très nombreux rêves, que je passais mes nuits à
aller rechercher le phallus oublié dans le ventre de ma mère. Ici, il
semble que je cherche l’issue comme trou à ramener dans l’aiguille, qui
n’en possède pas. Car si j’avais disposé d’une aiguille, moi qui avais
de bons yeux, j’aurais pu plus souvent avoir à faire à sa demande de me
faire remplir de son fil-phallus, au lieu de cette canne épée qui a
impressionné tant de monde. Elle me permettait de les tenir à distance
avec l’innocence du rebelle. Ben quoi, je suis droit dans mes bottes et
cœur de lion ! celui qui prend aux riches pour donner aux pauvres.
Le trou c’est ce que je ne rencontre pas à l’issue de chacune de mes
explorations dans le scintillant choux Romanesco, là où je ne parvenais à
donner le dernier coup de ciseaux permettant de boucler la boucle, et
obtenir un trou d’un côté, une représentation de l’autre. Je ne le
rencontre pas car quelque chose m’effraie, il ne faut pas continuer par
là. C’est moi-même qui œuvre au retour qui est retour vers un autre
chemin et un autre échec. Une autre femme. La représentation d’un sexe
féminin, voilà ce que je me refuse à obtenir. Boucler la boucle, ce
serait ça. Un coup de ciseaux y serait nécessaire, celui de la
castration, pour apparaitre, sinon comme l’enfant d’un homme aimé, au
moins la fille perdue donnée par ce même homme.
C’est un coup de ciseaux qui coute.
D’où sa nomination de point de hurlement.
Un cri qui rejoint sans doute le premier, celui de la naissance.
Car il clair que la surface à explorer est celle de mon propre corps, le
trou à pratiquer, celui de ma castration, pour obtenir une image proche
de celle de Louis XIV : toujours avec les cheveux longs, le gars, et
pourtant, emblème de la puissance. Justement, il ne veut pas renoncer à
sa puissance entre ses multiples images de sa vie, toutes identiques. Il
ne veut pas sortir des fractales pour toujours retourner à l’origine,
mais pas par le bon chemin. Celui de « disposer d’une représentation du
sexe de maman » aurait pu être la bonne, en donnant un coup de ciseau au
bon endroit et au bon moment. Pourquoi ? pour avoir confondu le mot et
la chose. J’aurais pu avoir une représentation de son sexe comme
représentation de la castration en général. Mais j’ai cru que ça devrait
m’arriver dans la réalité. Donc non.
Dans ce que je vivais sur le moment, j’hésitais simplement entre deux
espaces sans issues. Tout, ou rien. Mon père m’avait raconté un jour
cette blague : un seigneur du moyen-âge avait pour emblème un espace
coupé en deux : dans la moitié colorée, un chien coupé en deux, limité à
sa coupure par une surface vide. Sa devise était « toutou rien ». Au
prix d’une sacré coupure, quand on la prend pour de la réalité. Dans le
champ des emblèmes, pas de problème.
Je parcourais de plus en plus cette alternative (la blague de mon père
est un rajout d’après coup) devenant de plus en plus angoissante.
Etait-ce une ruse, un délire inspiré par la morphine, ou une situation
de la réalité où je me baladais entre l’identité de dieu et rien ?
Toute la nuit j’ai tourné en rond, essayant chemin après chemin, sans
trancher. Les repères que je posais s’avéraient inefficaces. Parfois je
parvenais à un point où je retrouvais un repère précédemment placé. Il
fallait en reconstruire un neuf.
Ça devenait pire : le bruit infernal des hélicoptères de l’hôpital
envahissait mon espace psychique. Encore un acouphène me disais-je,
c’est infernal. Je savais bien qu’on ne fait pas décoller ces engins en
pleine nuit.
Une femme me réveille. Je lui dis aussitôt :
– oh, merci, merci vous êtes un « humain de la réalité », vous au moins !
je crois que je me suis enfoncé dans le délire de la morphine. Tout
vient de disparaitre d’un coup. Merci ! et encore, tout ne disparait
pas, j’entends un hélicoptère qui me bouffe la vie.
– ah, mais, si ! l’hélicoptère il y est ! il nous fait chier à nous aussi à tourner à vide sur le tarmac depuis une heure !
Richard Abibon | site internet | chaîne youtube
Mercredi 9 février 2022
Pour lire davantage:
Du 8 février au 15 février 2022 il a repris sa plume et publié une série de texte témoignant de ce que lui en tant que Sujet était en train de vivre.
- Préalable subjectif et méthodologique
- Point . 8 février 2022
- Premier Point . 9 février 2022
- Adélaïde 10 février 2022
- Deuxième point 10 février 2022
- Tuyaux 11 février 2022
- Tuyaux (bis) 11 février 2022
- Alors, ça se finit comme ça? c’est tout?
- Étaler plutôt que cacher 12 février 2022
- Clap de fin 15 février 2022