Un point de hurlement où, cette fois, j’étais. Il parait que je risquais
de faire un globe, une tension telle de la vessie pouvait se bloquer et
de là, entrainer une occlusion urinaire. Comme d’habitude, je ne suis
pas allé vérifier les termes techniques, j’ai bien d’autres choses à
faire. Bref, je me retrouvais devant un problème atroce : la pose d’une
sonde dans la vessie.
Pourquoi je le pose comme atroce, ce problème ?
Lors de l’ablation de mon rein en 2018, à l’hôpital Pompidou de Paris,
je suis revenu à moi dans la salle de réveil muni d’un tel engin.
Curieux, ça ne faisait pas mal. Je me sais sensible de cet endroit-là,
pourtant. Ils ne me gardaient que 4 jours, pour autant que je me
souvienne. A un moment, il a bien fallu l’enlever. Les soignantes
m’avaient bien prévenu : ça fait mal. Elles s’y étaient prise à deux,
une de chaque côté pour me tenir chacune un bras, encadrant l’opérante
du milieu. Elle n’a rien dit, faisant mine de se préparer.
Elle a tiré d’un coup sec.
J’ai hurlé, faisant précéder l’exploit d’un « on peut hurler ici ? »
avant de laisser échapper la quantité d’air nécessaire à gonfler un
stade de tennis pour l’hiver. Ça avait été épouvantable. Je suis resté
encore quelques minutes, pantelant entre les deux filles qui me
soutenaient. C’était sans doute l’expérience de douleur la plus atroce
de ma vie. A peine une seconde, mais quand même. Pourtant, cette
autorisation que je demandais en début d’exercice ne cesse pas de
m’interroger : comment puis-je garder tant d’humilité devant l’autorité
lorsque des sensations aussi fortes m’agressent ? Pour l’instant, je ne
sais pas.
Dans les jours suivants, vu que ma fonction urinaire normale avait du
mal à se remettre en place, on me menaçait de la pose d’une nouvelle
sonde. Ah non, ça, jamais plus !
Eh bien me revoilà au pied du mur.
Le même dispositif est revenu : une de chaque côté pour m’immobiliser et une, devant, pour opérer.
Elle a dit : « bon, j’y vais ».
J’ai vu l’embout de plastique se faufiler dans son étui de délicate chair rose.
Et ça a commencé à faire mal. J’ai commencé à hurler. Ça augmentait.
J’ai hurlé plus fort. De plus en plus fort. Elle a dit : « aïe !
qu’est-ce que je fais, je continue ? ». Quelqu’un a répondu « allez,
vas-y ! ». Pourtant j’avais eu peur qu’on lui dise le contraire. Je me
souvenais des douleurs du retrait et en plus, il allait falloir
recommencer ? ah non ! jamais plus ! jamais plus ça !
Alors elle a continué, avec encore plus d’énergie il me semble. Me
tenant fermement la main, la douleur a franchi avec moi une haute marche
d’escalier vers le bas. Ma voix a glissé sur le tapis de fourrure grise
qui recouvrait la marche, se vidant soudain par une tonalité plus aigüe
dans un espace à la Escher. Vous savez, ces tableaux étouffants où tout
s’emboite, où le vide entre les personnages est rempli par l’image
inversée de ces personnages ou objets eux-mêmes. Où les axes parallèles
quadrillant le vide traversaient les corps en se rencontrant à ceux qui
venaient en perpendiculaires offrant le spectacle d’un barbecue
multidimensionnel.
J’ai pensé aux tourments que l’ont fait subir aux captifs dans certains
films qui se détournent de moins en moins de ces horreurs. Ils ont
raison. Il ne suffit pas de savoir que ça existe, il faut aussi avoir
ressenti.
C’est fait.
J’ai pensé à un adversaire qu’Elizabeth 1ère avait fait enfermer dans
une sorte de tonneau munie de profonds picots sur la totalité de sa
surface. Elle lui parlait en ouvrant avec une clef une petite porte de
bois permettant de dégager sa figure, libérant le malheureux quelques
instants des pointes qui lui traversaient le visage. Après, elle
refermait sans plus d’émotion que ça.
C’était comme ça : être transpercé de partout, et pas seulement en ce
seul endroit crucial où le plastique transparent avait pénétré mon corps
au lieu des origines.
Je vois ce lieu, parcouru d’un gros fil de laine noir et d’un autre plus
petit, peut-être bleu, courbés, pas même gêné par l’étroitesse de
l’espace. Fils empruntés à la machine à coudre de ma mère et
représentant sa demande d’amour : « puisque tu as de bons yeux… enfile
moi ce fil d’Ariane, afin que j’accepte ta semence filaire qui me fera
engendrer un toi muni du trou qui lui manque. »
Mais c’est cela qui justement va diffuser la pénétration à l’ensemble du corps.
Et c’était fini.
Richard Abibon | site internet | chaîne youtube
Jeudi 10 février 2022
Pour lire davantage:
Du 8 février au 15 février 2022 il a repris sa plume et publié une série de texte témoignant de ce que lui en tant que Sujet était en train de vivre.
- Préalable subjectif et méthodologique
- Point . 8 février 2022
- Premier Point . 9 février 2022
- Adélaïde 10 février 2022
- Deuxième point 10 février 2022
- Tuyaux 11 février 2022
- Tuyaux (bis) 11 février 2022
- Alors, ça se finit comme ça? c’est tout?
- Étaler plutôt que cacher 12 février 2022
- Clap de fin 15 février 2022