Besançon le 28 décembre 25
Cher ami,
Je reviens une dernière fois, dans ce cycle de six missives, à ce que ces lettres ont peu à peu rendu visible et qu'il devient maintenant possible de regarder de face. Après le 97 envisagé comme territoire de commun, après les pratiques ordinaires qui le font tenir, après l'effet de l'écoute et le passage du sujet parlant vers un possible du commun, après l'émergence d'une gouvernance territoriale, se dessine une zone particulièrement dense, celle des limites, de ce que cette expérience engage concrètement et de ce qu'elle met en jeu. Faire du dialogue, de la parole et de la relation le cœur d'un lieu constitue un choix pleinement incarné. Ce choix, assumé et constamment retravaillé, ouvre une exposition continue. Lorsque ce cœur bat réellement, il mobilise les corps, les affects et les positions. Il appelle du temps, de l'attention et de l'énergie. Il fait exister une fragilité vivante. Cette fragilité signale la vitalité même de l'expérience du 97. Ce que les lettres précédentes ont décrit, la circulation de la parole, la subjectivation en mouvement, l'émergence progressive d'une intelligence collective par sédimentation, s'inscrit dans des équilibres toujours en devenir. Ces équilibres prennent forme au sein de contraintes bien réelles. Elles sont traversées par des asymétries, par des histoires sociales différenciées, par des trajectoires biographiques singulières, par des réalités matérielles agissantes. Les reconnaître permet d'approfondir l'expérience et d'en soutenir le déploiement. Regarder de près ce que le travail de la parole engage ouvre un champ précis, fait de coût humain, de tension politique et d'exposition durable. Dans cet espace, la question de la légitimité circule en permanence. Légitimité à parler, à participer, à tenir le cadre, à porter le lieu, à se situer face aux institutions, à rester au plus près de ce qui fonde la singularité du 97, dans un mouvement vivant et ajusté.
C'est dans cet espace, entre ouverture et limite, entre fragilité et tenue, entre engagement et exposition, que se joue, à mon sens, la portée réelle du 97 comme territoire de commun.
Le lieu donne à voir, à une échelle humaine, ce que produire du commun engage concrètement lorsqu'il s'inscrit dans la durée. Il rend sensibles des tensions contemporaines qui traversent aujourd'hui les formes de gouvernance, ici comme ailleurs, dès lors qu'il s'agit de faire ensemble à partir de subjectivités hétérogènes.
Il me semble, à partir de ce que j'ai pu observer, entendre et traverser au 97, que la participation à un espace de parole engage toujours les personnes depuis des points situés. Cette hypothèse de travail s'est construite progressivement au fil des situations rencontrées. Chacun arrive avec une manière singulière d'habiter la langue, avec un rapport particulier au savoir, avec des expériences de reconnaissance ou de disqualification, et avec des capacités variables à s'exposer ou à se préserver. Ces singularités constituent une ressource pour le lieu. Ce qu'elles produisent pour chacun relève de l'expérience propre des personnes, qui restent les mieux placées pour dire ce que cet espace leur fait.
À partir de paroles recueillies et de scènes partagées, j'ai peu à peu formulé l'hypothèse que, pour certain·es habitant·es, l'entrée dans la parole s'accompagne d'un temps de vérification intime, parfois silencieux, parfois à peine formulé. Une question peut alors émerger, discrètement, presque à bas bruit : ai-je ma place ici pour parler. Le cadre ouvert du lieu rend possible l'exploration de cette question, tout en laissant agir les rapports au langage, à la prise de parole publique et aux expériences antérieures, qui continuent d'influencer les manières de s'engager. L'absence de places distribuées à l'avance ouvre un espace où chacun cherche ses repères progressivement, selon son rythme, dans un cheminement singulier relevant de l'expérience propre de chaque personne. Cette situation entre en tension avec des représentations largement partagées du faire ensemble, héritées de formes d'organisation plus pyramidales, où la parole s'autorise depuis une position située en surplomb. Des lectures comme celles de la spirale dynamique permettent de comprendre combien nombre d'entre nous ont été socialisés dans des modèles où l'organisation collective repose sur des repères hiérarchiques forts, associés à un sentiment de sécurité et de lisibilité. Cette structuration fait écho à des dimensions profondes de l'expérience humaine, où l'entrée dans l'apprentissage et dans la relation s'organise souvent autour d'une asymétrie initiale, portée par la présence d'un autre supposé savoir, guider ou protéger. L'espace du 97 met alors au travail ce qui se joue lorsque cette asymétrie cesse d'organiser durablement la relation, et lorsque chacun se trouve invité à éprouver sa capacité à parler depuis sa propre place, sans appui permanent sur une autorité surplombante. Cette expérience ouvre la possibilité d'interroger progressivement la croyance selon laquelle être au monde et faire ensemble supposerait toujours d'être situé sous un autre pour exister. Ce déplacement rend perceptibles certaines tensions et certains inconforts, et il éclaire en même temps la profondeur du travail subjectif et collectif qui s'engage dans un tel espace.
Pour certaines personnes qui fréquentent le 97 après avoir connu d'autres cadres de parole, ce qui se joue tient à la fonction même accordée à ce qui est dit. Beaucoup arrivent avec l'expérience d'une parole recueillie dans des dispositifs d'accompagnement, de soin ou d'aide sociale, où l'écoute s'inscrit dans des cadres finalisés, orientés vers un effet attendu. Dans ces contextes, la parole est prise comme un élément à traiter : elle sert à qualifier une situation, à produire une évaluation, à orienter une décision ou à déclencher une action. Elle est entendue pour ce qu'elle permet de faire, et non pour ce qu'elle engage du sujet qui parle. La parole y fonctionne comme un matériau opératoire, pris dans une chaîne de réponses, plutôt que comme un acte qui transforme celui qui l'énonce. Au 97, l'écoute ne vise pas cet usage. La parole n'est pas attendue pour son efficacité ni pour sa traduction immédiate en réponse. Elle peut alors être accueillie comme parole adressée, portant une part de réel, y compris dans ce qui reste hésitant, contradictoire ou inachevé. Ce déplacement modifie profondément ce qui se joue pour les personnes : la parole cesse d'être seulement un moyen, elle devient un lieu d'inscription subjective. Ce qui se construit dans le temps tient moins à une continuité de présence qu'à la possibilité, toujours rejouée, qu'une parole soit reçue sans être immédiatement refermée par une fonction, une interprétation ou une finalité extérieure. C'est à cet endroit précis que peuvent apparaître des effets de reconnaissance, non comme validation, mais comme reconnaissance de l'existence du sujet parlant.
Du côté des élu·es et des services, j'ai formulé l'hypothèse que la participation à un lieu comme le 97 peut ouvrir un mouvement vécu comme inconfortable. La question récurrente « qu'est-ce qu'un tiers-lieu » relève alors moins d'une demande de clarification que de la rencontre avec un objet qui résiste aux catégories habituelles de l'action publique. Ce déplacement s'accompagne parfois d'un besoin exprimé de coordination entre les actions des services de l'État, des collectivités territoriales et celles du tiers-lieu, en particulier lorsque les situations rencontrées débordent les périmètres institutionnels ordinaires. J'ai également observé que ce mouvement peut conduire à la convocation de partenaires institutionnels investis dans des démarches de gouvernance partagée, comme une manière de rechercher un recadrage, une mise en lisibilité ou un appui réflexif face à cette zone d'indétermination. Je formule ces éléments comme des hypothèses issues de situations concrètes, en laissant ouverte la pluralité des interprétations possibles, et en considérant cet inconfort comme un effet possible du travail de la parole lorsqu'il met à l'épreuve les cadres, les rôles et les habitudes professionnelles, sans présumer de ce qu'il produit pour celles et ceux qui le traversent. Pour les professionnel·les, la rencontre avec des paroles profanes, expérientielles ou affectives peut ouvrir un espace de réajustement du rapport au savoir et à la compétence. Cette rencontre favorise parfois un déplacement fécond : entendre autrement, se laisser instruire par l'expérience d'autrui, accepter que tout ne se joue pas dans la maîtrise immédiate. Là encore, il s'agit d'hypothèses construites à partir de situations concrètes, qui laissent toute leur place aux vécus singuliers des personnes concernées.
Ce que je tente de formuler ici se veut volontairement ouvert. Il s'agit de rendre visibles des conditions qui permettent des expériences différenciées de parole, de reconnaissance et de participation, plutôt que de dire ce que les personnes vivent ou ressentent. Les personnes qui passent la porte du 97 restent les seules à pouvoir dire ce que cet espace leur apporte, ce qu'il soutient, ce qu'il met au travail et ce qu'il transforme. Mon travail d'analyse se situe ainsi du côté de l'attention portée aux conditions d'accueil et de circulation de la parole, dans le respect de la pluralité des expériences. Ce cadre rend perceptible que participer engage bien davantage que l'expression d'opinions. La participation mobilise des affects, des rapports au pouvoir et des attentes de reconnaissance. Ces dimensions constituent la matière même d'un espace qui tient ensemble des personnes socialement et symboliquement situées de manière inégale. C'est à cet endroit précis que peut se jouer la possibilité d'un commun qui accueille les différences et laisse apparaître les tensions sans chercher à les recouvrir sous une idée d'harmonie.
Ces expériences, telles qu'elles se donnent à voir du point de vue des personnes, rendent également visibles les conditions très concrètes qui permettent à un tel espace de tenir dans le temps.
Dans ce contexte, une autre dimension apparaît de manière très concrète : celle de la tenue quotidienne du lieu. Le 97 vit de ce choix assumé de soutenir la polyphonie. Accueillir des paroles hétérogènes, les laisser circuler, les réguler, rappeler le cadre lorsque c'est nécessaire, sans le rigidifier, demande une attention continue. Ce travail reste souvent discret, presque invisible, alors même qu'il conditionne directement la qualité des espaces de parole et de coopération. À mesure que cette exigence s'installe, un enjeu devient perceptible : la tenue du lieu repose facilement sur celles et ceux qui ont déjà acquis une expérience de ces situations. L'accueil, la régulation, l'attention aux silences, la capacité à intervenir avec justesse lorsque le cadre se fragilise relèvent de compétences incarnées, construites dans le temps, à l'intérieur de contraintes bien réelles. Le partage des responsabilités se travaille alors au fil des situations, et l'équilibre se reconstruit sans cesse, sans jamais se fixer durablement. Cette réalité ouvre une question simple et décisive : comment le lieu apprend-il à transmettre et à rendre partageables ces compétences relationnelles, éthiques et politiques, afin que la tenue du cadre devienne un apprentissage collectif plutôt qu'une charge portée par quelques-uns. Cette question de la transmission renvoie directement à celle des compétences nécessaires pour qu'un espace de parole tienne dans le temps. La tenue du cadre, l'attention portée aux dynamiques de groupe, la capacité à accueillir l'incertitude, à laisser place aux désaccords et à respecter des temporalités longues reposent sur des savoir-faire précis, acquis dans la durée et travaillés collectivement. Ces compétences relèvent à la fois d'une éthique de la relation, d'une sensibilité aux mouvements du collectif et d'une capacité à soutenir un cadre sans s'y abriter. Lorsqu'elles circulent et deviennent partageables, le lieu gagne en solidité et en justesse. Lorsqu'elles restent concentrées sur quelques personnes, leur poids devient plus visible et interroge la soutenabilité du commun. La question de la formation apparaît alors comme un enjeu central, non comme une spécialisation, mais comme une condition pour que ces compétences puissent se transmettre, se discuter et s'élaborer collectivement.
Tu le vois peut-être : lorsqu'on évoque la formation au dialogue ou à la participation, on pense souvent en termes de contenus à transmettre, de méthodes à apprendre, d'outils à maîtriser. Ce que l'expérience du 97 donne à percevoir, c'est autre chose. Ce qui s'y travaille relève d'une posture plus que d'un savoir. Une manière d'être attentif à ce qui se dit, de soutenir l'incertitude, de laisser une place réelle à l'autre, d'accepter que le sens se construise dans l'échange plutôt que d'être donné à l'avance. Cette posture ne s'acquiert pas par accumulation, mais par fréquentation, par ajustements successifs, par l'expérience partagée de situations concrètes. La formation, dans ce contexte, ne prend pas la forme d'un apport extérieur, mais d'un apprentissage en acte, déjà à l'œuvre dans la manière dont le lieu se tient et dont la parole y circule. Au-delà du 97, j'avance l'hypothèse que ce type de fonctionnement esquisse peut-être l'une des clés d'un tournant nécessaire dans nos manières de gouverner ensemble, à un moment où l'actualité, en France comme ailleurs, rend chaque jour plus visibles les limites des formes verticales, saturées de réponses mais pauvres en élaboration collective. C'est cette dimension-là qu'il importe de reconnaître et de soutenir.
Il y a aussi une dimension très concrète, impossible à contourner : l'économie du lieu. Le 97 tient aujourd'hui grâce à des dons privés, librement versés par celles et ceux qui reconnaissent une utilité à ce qui s'y joue. Ce choix ne relève ni d'un refus de principe des financements publics ni d'une posture idéologique. Il s'inscrit dans une histoire située, faite de circonstances précises et d'un travail collectif engagé dès l'ouverture autour d'une question simple : comment rendre possible, mois après mois, l'existence du 97. Très rapidement, une donnée s'est imposée : environ mille six cents euros par mois sont nécessaires pour assurer l'ouverture, les charges courantes et les conditions matérielles minimales de l'accueil. Plutôt que d'introduire des conditions financières à l'entrée, le collectif a choisi de rendre cette réalité visible et partageable. Chacun connaît le coût mensuel du lieu et compose ensuite à sa manière avec cette donnée : donner régulièrement, ponctuellement, plus tard, contribuer autrement, ou simplement être présent. Cette organisation a un effet direct sur l'espace de parole : l'accès reste ouvert, et la question de l'argent devient une affaire collective, située, assumée. Elle rend lisible une hypothèse cohérente avec l'ensemble de ce que j'ai tenté de déplier dans ces lettres. La responsabilité partagée ne porte pas sur le maintien d'une structure pour elle-même, mais sur la poursuite d'un usage tant qu'il relève d'un intérêt commun. Le 97 se pense comme un commun vivant, attaché à ce qui s'y pratique plutôt qu'à sa propre permanence. Lorsque cet usage fait sens, le lieu tient. Lorsque ce sens se retire, la possibilité de s'éteindre demeure ouverte. Cette perspective ne dramatise rien ; elle inscrit le lieu dans une logique de justesse, où l'attention se porte sur la qualité de ce qui se vit tant que cela existe, et sur la responsabilité collective de ce choix.
Le 97 évolue au sein d'un environnement institutionnel, politique et administratif régi par ses propres logiques. Ce qui s'y joue prend souvent la forme d'écarts de rationalité, parfois de frottements discrets mais persistants. Le lieu produit avant tout des processus relationnels et subjectifs. Des déplacements progressifs dans la manière de parler, de se sentir légitime, de se situer dans un collectif apparaissent, ainsi que l'émergence graduelle de coopérations. Ces effets se construisent dans le temps long, par reprises, par détours, par sédimentation. Ils deviennent perceptibles dans les trajectoires et dans les scènes partagées, et résistent aux cadres d'évaluation fondés sur des objectifs définis à l'avance et des résultats immédiatement observables. Les analyses d'Alberto Magnaghi éclairent ce point en rappelant qu'un territoire produit aussi des capacités immatérielles, telles que les relations, la confiance, les savoirs situés et le pouvoir d'agir, qui constituent des ressources essentielles tout en restant rarement reconnues comme telles dans les politiques publiques. Le 97 rend ce phénomène très concret. Sa contribution principale se joue dans la qualité des processus, dans l'épaisseur des liens, dans des coopérations latentes qui deviennent possibles, dans des repères partagés qui se construisent au fil du temps. Dans ce prolongement, la question de la formalisation apparaît naturellement. Les cadres institutionnels privilégient des dispositifs identifiables, dotés de périmètres, de publics cibles et de modes de fonctionnement stabilisés. Le 97 s'organise selon une logique de plasticité des usages, de variabilité des engagements et d'ajustement continu du cadre aux situations. Cette souplesse rend possible le travail de la parole. Elle maintient le lieu habitable pour des subjectivités diverses et laisse à la réalité du terrain la capacité de déplacer les formes. Je retrouve ici ce que permettent de comprendre Antoine Burret et Yoann Duriaux. La valeur d'un tiers-lieu tient à la fonction territoriale qu'il assume, ici et maintenant, dans un contexte donné. Une conformité trop étroite à des attentes extérieures tend alors à déplacer l'énergie vers la forme et l'image, au détriment de ce qui fait le cœur du projet, la tenue du dialogue.
Dans l'attention portée aux conditions qui permettent au lieu de tenir, une autre question apparaît progressivement, sans jamais se poser frontalement. Celle de ce qui peut, ou non, se transmettre ailleurs. Une expérience comme le 97 suscite parfois l'envie d'une forme reproductible, d'un modèle que l'on pourrait déplacer. Or, tout ce que ces lettres ont mis au travail invite à regarder autrement. Le 97 tient par son ancrage dans Battant, par une histoire relationnelle située, faite de scènes partagées, de personnes singulières et d'apprentissages accumulés dans le temps. Il tient par un agencement précis, composé de la manière dont la conciergerie est habitée, de la place du repas du vendredi, de la vie coopérative, des outils numériques au service de la présence et de l'absence, et de l'économie des dons. Rien de cela ne se laisse isoler sans perdre sa cohérence. Ce qui se dégage n'est donc pas une forme à appliquer, mais une manière de lire les conditions à partir desquelles un espace de parole devient possible. Ce qui circule, ce sont des attentions, des manières de faire place, des façons de tenir ensemble, bien davantage que des dispositifs reproductibles.
Cette manière de regarder éclaire aussi ce qui se joue autour de la reconnaissance symbolique. Un lieu comme le 97 peut être repéré, nommé, parfois mobilisé comme vitrine de participation citoyenne ou d'innovation sociale. Cette reconnaissance peut soutenir, ouvrir des portes, créer des alliances, offrir de l'air, tant qu'elle reste secondaire par rapport à ce qui rend le travail possible au quotidien. Le centre du lieu se tient ailleurs, dans le soin apporté au cadre, la continuité de la présence, la discrétion de l'accueil, la capacité à soutenir la conflictualité et l'attention aux asymétries. Rendre visible ce qui s'y joue ne procède alors pas d'un travail d'image, mais d'un autre mouvement. Il s'agit de rendre lisibles les mécanismes à l'œuvre, de nommer ce qui se fait, de laisser des traces à partir de l'action elle-même. Une action, une parole, une pratique laissent une trace lorsqu'elles sont reprises, écrites, transmises depuis ce qu'elles ont effectivement produit.
Ce geste d'écriture n'ajoute rien de l'extérieur. Il prolonge le fonctionnement du lieu, en permettant à d'autres de voir ce qui se construit, sans déplacer le centre.
La visibilité devient alors un effet du travail réel, et non un objectif autonome. Elle s'inscrit dans une logique de partage et de transmission, fidèle à ce qui se fait, plutôt que dans une logique de représentation qui viendrait régler le lieu depuis le regard extérieur.
Le regard extérieur ne peut jamais devenir le point à partir duquel le lieu se règle. S'il occupe cette place, un déplacement de nature s'opère. Le centre se déplace du travail réel vers sa représentation, des conditions vécues vers leur mise en visibilité. Ce déplacement ne constitue pas un simple risque, mais une rupture de cohérence. Le lieu cesse alors d'être ajusté à ce qui s'y vit pour se conformer à ce qui est attendu, reconnu ou valorisé depuis l'extérieur. Ce n'est pas une question de choix ou de posture, mais une question de structure. Ce qui fait tenir un espace de parole et de commun ne peut se régler depuis un regard extérieur sans perdre ce qui en faisait la justesse. Il ne s'agit donc pas de refuser la reconnaissance, mais de maintenir clairement où se situe le centre, afin que l'image ne prenne jamais la place du travail réel.
Cher ami,
Si j'écris cette sixième lettre, c'est qu'elle donne à ce cycle sa dernière épaisseur. Les cinq premières ont montré ce que le 97 rend possible. Celle-ci regarde ce que cela engage : l'exposition que suppose la participation, la manière dont chacun se trouve affecté par la parole et par la relation, la tenue du cadre dans la durée, la réalité économique d'un commun ouvert, et l'ajustement toujours délicat avec des rationalités institutionnelles en quête de lisibilité, de formalisation, d'évaluation, parfois de modèle. Je reste dans la même hypothèse, du début à la fin. Le 97 vaut moins comme une solution que comme une expérience située, qui rend visibles des conditions. Si quelque chose se joue ici, tu l'auras sans doute reconnu, ce n'est pas de l'ordre d'un dispositif à reproduire, mais d'un premier pas démocratique, à hauteur de relations concrètes, de lieux habités, de paroles qui prennent corps.
Un espace comme le 97 ne se duplique pas ; il met en mouvement. Il permet d'expérimenter, à petite échelle, ce que gouverner ensemble veut dire lorsque l'on part des usages, des attachements et des interdépendances réelles.
C'est dans ce travail patient et localisé que peut se construire une capacité plus large à faire territoire, non par extension mécanique, mais par résonance. Faire commun commence toujours quelque part : dans une rue, un quartier, un jardin, un lieu partagé. À partir de là, des continuités deviennent possibles entre des espaces de vie, des bassins de relations, des territoires plus vastes, à condition de ne jamais perdre le lien avec ce qui les a fait naître. De l'eau que l'on partage dans un bassin versant aux formes plus larges d'entente sur un pays, une région ou un ensemble humain plus vaste, le travail reste le même : prendre soin des conditions, reconnaître les interdépendances, soutenir des formes d'auto-organisation ajustées aux lieux et aux personnes. Ce que le 97 donne à voir, modestement mais réellement, c'est peut-être cela : une manière de faire vivre les premiers kilomètres de la démocratie, là où elle commence toujours. À chacun ensuite de voir comment, là où il se tient, quelque chose de cet ordre peut trouver à se relier.
Je te remercie chaleureusement pour le temps accordé à cette lecture, pour les retours qu'elle a déjà fait naître, et pour ce dialogue qui s'est esquissé avec délicatesse au fil de ces lettres, et que je serais heureuse de voir continuer à se déployer.
Bien à toi,
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon
Pour lire l'ensemble des lettres:
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 1: Le 97 comme territoire de commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 2: Ce qui fait tenir le commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 3: De l’effet d’une écoute
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 4: Du sujet parlant au possible du commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 5: De la parole au commun, l'émergence d'une gouvernance territoriale
- Lettre à un ami: le tiers-lieu comme fonction territoriale 6: Tenir les limites du commun