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Lettre à un ami: le tiers-lieu comme fonction territoriale 4

Du sujet parlant au possible du commun

Besançon, le 22 décembre 25

Cher ami,

Je me rends compte que certaines questions reviennent toujours par les mêmes chemins. Elles semblent parler d'organisation, de cadre, de règles, mais elles arrivent chargées d'autre chose.

L'autre soir, au 97, quelqu'un m'a demandé qui portait le lieu, qui en était responsable, quelle était l'entité derrière tout ça. J'ai répondu sans détour. Le portage administratif est assuré par le fond'action. Et pour le reste, il y a bien une gouvernance. Elle existe, mais elle ne se présente pas comme une instance fixe, séparée, identifiable d'un coup d'œil. Elle se tient autrement, dans le temps. Elle prend une forme plus visible lors de la vie coopérative du vendredi midi, autour du repas. C'est là que des questions communes se rendent présentes, se disent, se travaillent ensemble, avec celles et ceux qui choisissent d'être là à ce moment précis. Pas tous. Pas par principe. Un collectif qui se compose à partir de présences effectives, situées. Cette gouvernance ne se limite pas à ce rendez-vous. Elle se maintient aussi de long en long, au fil des jours, dans la conciergerie. Dans cette présence continue qui veille aux seuils, aux usages, aux tensions discrètes, aux paroles qui cherchent leur place. Une présence qui n'arbitre pas, qui ne décide pas à la place, mais qui tient le cadre au sens le plus concret : empêcher que la parole soit captée trop vite, empêcher que les écarts deviennent des exclusions, maintenir les conditions pour que ce qui n'est pas encore formulable puisse, un jour, se dire.

La question de l'argent est venue ensuite, comme elle vient souvent après les questions de cadre. Fallait-il payer pour venir, une cotisation, une adhésion, quelque chose qui marque l'entrée. Là encore, j'ai répondu simplement. Non. Rien de préalable. Personne ne paie pour avoir le droit d'être là. J'ai rappelé le coût mensuel du lieu, environ mille six cents euros, l'absence de subventions et l'absence de prêts. Puis j'ai dit que chacun faisait ensuite avec cette information ce qu'il pouvait, ou ce qu'il voulait. Donner. Ne pas donner. Donner plus tard. Donner autrement. Ou rester sans donner. Après coup, je me suis demandé ce que ces questions venaient réellement chercher. Ce n'était pas seulement une demande de clarification, ni une inquiétude financière, ni même une interrogation sur le cadre. J'ai fait l'hypothèse qu'il s'agissait d'autre chose. D'une tentative pour comprendre comment se sentir légitime dans un lieu qui ne distribue pas les places à l'avance. Ailleurs, cette légitimité est adossée à des dispositifs clairs. Ils disent qui est dedans, qui est dehors, et à quelles conditions. Ici, rien de tout cela ne vient faire écran. L'argent lui-même cesse alors d'être un droit d'entrée ou une preuve d'appartenance. Il devient un révélateur plus intime, lié à la valeur que chacun s'accorde, à ce qu'il se sent autorisé à recevoir, à ce qu'il ose ou non soutenir, sans que cela ne soit jamais sommé de se dire.

Ce qui m'importe ici n'est pas seulement ce que vaut un lieu, mais ce que devient un être humain lorsqu'une parole est reçue comme ayant de la valeur. Non pas une valeur mesurée, comparée ou validée, mais une valeur tenue, reconnue, laissée ouverte.

Au-delà de la nécessité de faire tenir le lieu matériellement, je choisis maintenant de déplacer la question de la valeur. Lorsqu'une parole est accueillie sans être immédiatement évaluée, quelque chose peut se transformer. Elle n'est plus défensive. Elle n'a plus à se prouver. Elle peut alors agir sur celui qui parle. Être entendu ainsi, avec suffisamment de gentillesse pour ne pas être réduit à ce que l'on dit, produit un déplacement intérieur discret mais réel. La valeur ne vient plus de l'extérieur, elle commence à s'éprouver de l'intérieur. Et c'est à partir de cette expérience-là, fragile et décisive, que quelque chose peut changer dans la manière d'être au monde, de se tenir parmi les autres, et, plus tard, de faire ensemble.

Si les questions reviennent si souvent par l'organisation, le cadre, l'argent ou la gouvernance, je fais aujourd'hui l'hypothèse qu'elles ne cherchent pas seulement à comprendre comment le lieu fonctionne. Elles tentent aussi, depuis des représentations déjà disponibles, de résoudre une question plus intime : comment devenir légitime à être là et à parler. Là où d'autres espaces distribuent d'emblée les places à travers des statuts, des rôles ou des dispositifs d'adhésion qui autorisent la parole à l'avance, rien de tel n'opère ici. Cette absence oblige chacun à se confronter à ce qui, en lui, cherche un appui. La légitimité ne précède pas la parole. Elle ne se garantit ni par un droit d'entrée ni par une conformité implicite. Elle se construit dans l'expérience répétée de pouvoir parler sans être immédiatement corrigé, disqualifié ou traduit dans une catégorie qui ferait écran à sa singularité. Beaucoup arrivent avec une parole fragile, marquée par des expériences antérieures de disqualification. La question qui affleure n'est pas tant « qu'ai-je à dire ? » que « ai-je vraiment le droit de parler ici ? ». C'est précisément à cet endroit que le cadre soutient un travail subjectif décisif. En parlant, le sujet ne transmet pas seulement quelque chose aux autres. Il se constitue lui-même comme sujet parlant. Non à partir d'une identité déjà là, mais dans le mouvement même de dire, d'hésiter, de reprendre, de se taire parfois. Ce passage n'est pas confortable. Mais il rend la coopération possible, parce qu'il permet de prendre part au commun sans s'y dissoudre ni s'y installer définitivement. C'est cette manière-là que j'essaie de faire tenir ici, dans le sillage de ce que tu m'as appris. Non pas un cadre qui rassure ou assigne, mais un cadre qui reste ouvert, où la responsabilité circule, où la légitimité se construit dans le temps, et où rester ensemble ne repose sur rien d'autre que la possibilité de continuer à parler.

Je fais alors l'hypothèse que ces demandes, prises ensemble, parlent d'abord de lui. De ce qui se joue intérieurement pour lui, à ce moment précis. C'est depuis cette hypothèse que je cherche à déplacer le regard. En venant interroger le cadre du 97, alors même qu'il occupe ailleurs une fonction de responsabilité, il ne chercherait pas seulement à comprendre comment le lieu fonctionne. Il chercherait aussi à éprouver depuis quelle place il peut être là, lorsque rien ne vient soutenir sa parole par avance. Ce déplacement touche à quelque chose de plus intime. À la manière dont il investit sa fonction. À ce qui, chez lui, se confond parfois avec ce qu'il représente. Et à ce qui, en lui, cherche à s'en dégager. Ici, il n'y a ni rôle assigné, ni reconnaissance préalable, ni position déjà définie. Et c'est précisément à partir de cette absence que quelque chose devient possible.

En risquant une parole sans garantie, en faisant l'expérience qu'elle peut être accueillie, tenue, laissée ouverte sans être rabattue sur un statut ou une compétence, quelque chose se transforme. La parole n'a plus à se défendre. Elle n'a plus à prouver qu'elle mérite d'être entendue.

À partir de là, ce qui se joue pour lui me permet de parler de ce qui travaille chacun de nous lorsque nous rencontrons un tel accueil. Nous faisons l'épreuve qu'une position peut se construire sans être donnée d'avance, que l'on peut prendre place sans qu'elle soit prescrite, et que cette place devient la nôtre précisément parce qu'elle n'a pas été définie pour nous.

L'accueil de la parole ne fixe pas une identité. Il ouvre un mouvement. Un mouvement par lequel le sujet se découvre capable de se situer, de se tenir, et d'entrer en relation depuis une parole devenue plus responsable. Non pas responsable au sens moral, mais responsable parce qu'elle engage celui qui parle, sans se réfugier derrière un rôle, une fonction ou une appartenance. C'est ce déplacement-là, rendu possible par un cadre qui n'assigne pas mais soutient, qui transforme peu à peu notre manière d'être là, ensemble. Rien n'a été prédéfini à notre place. Et pourtant, quelque chose tient. Peut-être est-ce cela, au fond, que j'essaie de faire tenir ici, dans le sillage de ce que tu m'as appris. Un cadre suffisamment ouvert pour que chacun puisse, à son rythme, risquer sa parole, et découvrir qu'il peut y prendre place sans se perdre.

Si je prends le temps de t'écrire tout cela, ce n'est ni pour raconter un lieu ni pour défendre une manière de faire. C'est parce qu'en avançant, je reconnais combien ce que j'essaie de tenir ici s'est élaboré au fil des heures de parole que nous avons passées ensemble. Des heures à parler, à reprendre, à hésiter, à déplacer les mots. Une attention portée à la parole comme venant donner une forme, une représentation, à ce que le sujet a à dire, et une confiance accordée au sens qu'il y met lui-même. Une vigilance à ne pas assigner trop vite les places. Et cette idée, très concrète, qu'un cadre n'a de valeur que s'il permet aux personnes de bouger, sans décider à leur place de ce qu'elles doivent devenir.

Dans cette lettre, j'ai surtout tenté de dire comment un cadre peut soutenir la parole sans la diriger. Comment le fait d'être entendu, sans garantie préalable, peut transformer celui qui parle. Et comment, à partir de là, quelque chose commence à se déplacer entre les personnes. Pas un accord. Pas une fusion. Pas une réussite collective. Juste la possibilité de rester là, de continuer à parler, même quand rien n'est sûr. C'est modeste, souvent fragile, mais c'est réel.

Je me rends compte que ce travail ne s'arrête pas au niveau du sujet. Lorsque des personnes tiennent un peu mieux leur parole, quelque chose d'autre peut apparaître entre elles. Pas toujours. Pas automatiquement. Mais parfois. C'est ce passage-là que j'ai envie d'explorer dans la lettre suivante. Comment on passe, ou non, de ces déplacements intérieurs à une forme de pensée et d'action partagée. Non pas comme une méthode à appliquer, ni comme une compétence à activer, mais comme un effet possible du temps passé ensemble, des paroles reprises, des désaccords supportés.

Je t'écris comme on parle à quelqu'un qui n'est plus tout à fait là, mais pas absent non plus. Comme on s'adresse à une parole qui a laissé des traces, des sillons, et qui continue d'orienter le mouvement sans répondre.

Il n'y a plus de va-et-vient possible, plus de reprise en direct, et pourtant quelque chose insiste. Des phrases reviennent. Des silences aussi. Ils ne demandent pas à être comblés. Ils travaillent. Je m'aperçois que ce que j'essaie de tenir ici s'est formé dans ces espaces-là. Dans ce qui n'a pas été résolu. Dans ce qui n'a pas été conclu. Une parole déposée, reprise autrement, déplacée dans le temps. Elle ne m'appartient pas, elle ne t'appartient plus non plus. Elle circule autrement. C'est peut-être cela que je continue, sans vraiment savoir où cela mène. La lettre suivante ira voir ce qui se passe quand ces restes, ces fragments, cessent d'être seulement intérieurs. Quand ils rencontrent d'autres voix, d'autres corps, d'autres rythmes. Quand, à partir de ce qui ne se referme pas, quelque chose comme une pensée à plusieurs peut apparaître, sans garantie, sans méthode, sans promesse.

Bien à toi


Lettre à un ami: le tiers-lieu comme fonction territoriale 3
De l’effet d’une écoute