Besançon le 25 décembre 25
Cher ami,
Je sais que tu pourrais m'opposer que je reviens encore, lettre après lettre, sur ce même lieu, ce même cadre, ces mêmes scènes, et que l'on pourrait se demander ce que j'essaie réellement de faire en les reprenant ainsi. Tu pourrais me dire que les quatre premières lettres ont déjà posé l'essentiel. La première en décrivant le 97 comme un lieu situé, différent de l'idée de dispositif, plutôt comme une présence territoriale concrète. La deuxième en s'attachant aux pratiques ordinaires, à ces manières de faire modestes qui permettent au commun de tenir sans se figer. La troisième en s'arrêtant sur ce que produit, pour un sujet, le fait de pouvoir parler, être entendu, et progressivement se sentir autorisé à prendre place. La quatrième enfin en affrontant ce qui résiste davantage, là où la parole rencontre le cadre, l'argent, la responsabilité, la gouvernance, et où la question de la légitimité ne peut plus être évitée. Tu pourrais me dire que ce chemin est déjà tracé et que je pourrais m'arrêter là. Dit autrement, ce que les lettres précédentes laissent encore à travailler n'est ni la question du cadre ni celle de la parole prise individuellement, mais celle de ce qui se construit à plusieurs lorsque ces subjectivités tiennent ensemble dans le temps. Il reste à regarder comment naissent des projets qui n'étaient pas formulés à l'avance, comment des orientations communes se dessinent sans plan préalable, comment une forme de gouvernance territoriale peut émerger sans être décrétée. Ce déplacement est majeur. Il ne s'agit plus seulement de savoir si chacun peut parler, plutôt de comprendre comment, à partir de paroles singulières, quelque chose de collectif prend forme, se stabilise un temps, puis se transforme. Le commun se construit comme un processus lent, fait d’ajustements, de conflits et de reprises, où rien n’est jamais donné d’avance et où les intentions individuelles trouvent leur place dans le mouvement collectif.
C'est précisément là que les travaux d'Alberto Magnaghi me semblent éclairants. Ils permettent de penser la gouvernance non comme un dispositif de pilotage, mais comme une construction progressive, située, enracinée dans les pratiques et les relations qui tissent un territoire. Chez Magnaghi, le territoire n'est pas un support neutre mais un sujet collectif en devenir, dont la capacité à se gouverner naît de l'accumulation de liens, de savoirs partagés, de conflits assumés et de projets élaborés depuis le dedans. Ce que j'observe au 97 entre en résonance avec cette perspective. Les projets n'y naissent pas d'un programme, mais d'une mise en commun patiente de préoccupations vécues. La gouvernance ne s'y impose pas comme une structure préalable, elle émerge de la manière dont les personnes apprennent à faire avec les autres, à prendre en compte les effets de leurs actes sur le lieu, à assumer collectivement ce qui se décide. Ce qu'il reste à penser, avec toi, c'est précisément cette zone intermédiaire où la subjectivation individuelle se prolonge en capacité collective, où un territoire commence à se gouverner lui-même, non par maîtrise, mais par élaboration continue.
Ce que permet de comprendre l'expérience du tiers-lieu le 97, lorsqu'on la met en regard des analyses développées jusqu'ici et de la pensée territorialiste de Magnaghi, c'est que la gouvernance et l'intelligence collective ne peuvent être pensées comme des préalables organisationnels ni comme des dispositifs à activer, mais comme des processus lents, situés et fragiles, qui émergent lorsque certaines conditions subjectives, relationnelles et politiques sont réunies.
À rebours des approches gestionnaires qui conçoivent le territoire comme un simple support d'action publique, le 97 donne à voir un territoire vécu, traversé par des usages, des affects, des conflits et des récits, et dont la capacité à se gouverner se construit depuis le dedans, à partir des pratiques ordinaires et des paroles singulières qui s'y déploient. Ce que Magnaghi nomme le territoire comme sujet collectif en devenir prend ici une forme concrète : un agencement instable de relations, de savoirs d’usage et de responsabilités qui s’élaborent et s’assument progressivement.
Les analyses de la subjectivation montrent que cette capacité territoriale ne se décrète pas. Elle repose sur la possibilité, pour des personnes aux statuts, trajectoires et ressources très hétérogènes, de parler depuis leur expérience, d'être entendues sans être immédiatement assignées à une place ou à une fonction, et de transformer peu à peu leur rapport à la parole et à l'action collective. Au 97, cette subjectivation n'est pas pensée comme une fin en soi, mais comme une condition nécessaire à l'émergence d'une intelligence collective au sens fort. Celle-ci ne se manifeste ni par la rapidité des décisions ni par la fluidité apparente des échanges, mais par la capacité du collectif à tenir dans le temps des désaccords, des incertitudes et des reprises, sans chercher à les neutraliser au nom de l'efficacité.
Ce point rejoint directement la lecture magnaghienne de la démocratie territoriale comme processus conflictuel et situé, dans lequel le conflit n'est pas un dysfonctionnement, mais un opérateur de clarification et de construction du commun, à condition qu'il puisse être contenu dans un cadre lisible et partagé. La pratique du 97 montre ainsi que l'intelligence collective n'est ni une méthode ni une compétence disponible, mais un effet émergent de l'articulation entre subjectivation, cadre dialogique et pratiques de coopération. Les règles de non-interruption, l'attention portée aux silences, le recours au consentement ou la possibilité de différer une décision ne relèvent pas d'outils neutres. Elles constituent une infrastructure relationnelle qui rend la parole soutenable et permet aux orientations collectives de se former par sédimentation, ajustements successifs et apprentissages partagés.
Dans cette perspective, la gouvernance ne précède pas l'action. Elle se construit à mesure que les personnes prennent en compte les effets de leurs actes sur le lieu et sur les autres, et acceptent de rendre discutables leurs propositions.
Ce déplacement est primordial pour un regard managérial ou institutionnel, car il invite à penser la gouvernance non comme un pilotage par objectifs, mais comme une élaboration collective continue, indissociable des conditions sociales et subjectives de sa possibilité.
Ce que le 97 produit alors, de manière modeste et tangible, s’inscrit dans ce que Magnaghi nomme un renforcement du patrimoine territorial immatériel. Cela prend la forme d’un épaississement des liens, des interconnaissances et des capacités de coopération latentes, ouvertes et en mouvement. Des acteurs qui ne se rencontreraient pas ailleurs peuvent entrer en relation, confronter leurs points de vue et élaborer des projets qui n'étaient pas formulés à l'avance. Ces projets ne résultent pas d'une programmation stratégique, mais de la mise en commun de préoccupations vécues, travaillées dans la durée et toujours susceptibles d'être reconfigurées. Cette dynamique rend le territoire plus habitable et plus gouvernable, non par maîtrise, mais par élaboration.
Il importe toutefois de souligner que cette capacité territoriale a un coût politique et subjectif. Elle suppose une tenue constante du cadre, une acceptation de l'incertitude et une temporalité longue, souvent en tension avec les exigences institutionnelles de résultats rapides, d'évaluation standardisée ou de sécurisation des responsabilités. L'expérience du 97 montre que ces espaces peuvent facilement devenir fragiles s'ils reposent sur l'engagement invisible de quelques-uns ou s'ils sont instrumentalisés comme vitrines d'innovation sociale. Reconnaître ce coût et cette fragilité est une condition essentielle pour penser leur soutenabilité et leur articulation avec l'action publique locale.
Si je reviens ainsi, lettre après lettre, sur ce même lieu et ces mêmes scènes, c'est parce que ce qui s'y joue ne peut être saisi ni par une description ponctuelle ni par un modèle abstrait. Il s'agit d'un processus vivant, toujours en tension, qui met au travail une question politique centrale pour les territoires contemporains.
Comment soutenir des formes d'auto-gouvernement partiel fondées sur la reconnaissance des subjectivités, la conflictualité assumée et la co-élaboration des orientations, sans les réduire à des dispositifs ni les dissoudre dans des logiques gestionnaires.
Le 97 rend cet enjeu tangible sans prétendre le clore. C’est en cela qu’il mérite d’être pris au sérieux : comme une expérience qui oblige à déplacer nos manières de penser la gouvernance, le commun et l’intelligence collective à l’échelle territoriale.
Je m'arrête ici pour cette lettre, à l'endroit précis où ce qui a été décrit jusque-là commence à se tendre. Les dynamiques de parole, de subjectivation et d'intelligence collective que j'ai tenté de qualifier ne vont jamais de soi. Elles ne s'installent pas durablement sans coût, sans fragilité ni sans zones de frottement, tant pour les personnes que pour le collectif. Les tenir dans le temps oblige à regarder aussi ce qui résiste, ce qui fatigue, ce qui expose, et ce qui met à l'épreuve la légitimité même de l'espace dialogique. Ce point de tension n'est pas extérieur à l'expérience du 97. Il en constitue au contraire une dimension centrale. À mesure que la parole circule, que des responsabilités se partagent et que des orientations communes se dessinent, les limites apparaissent plus nettement. Limites de la participation, de la tenue du cadre, de la reconnaissance institutionnelle, de la soutenabilité humaine et politique d'un tel lieu. Ces limites ne viennent pas disqualifier ce que le 97 rend possible. Elles invitent au contraire à approfondir le regard, à relire ce qui a été posé jusqu'ici et à éprouver autrement les analyses proposées dans ces lettres.
C'est aussi à cet endroit que je choisis de m'arrêter un moment et de me rendre disponible à ce que ces lettres ont fait naître. Aux échos qu'elles ont rencontrés, aux résonances qu'elles ont ouvertes, aux déplacements qu'elles ont peut-être amorcés. Ce qui a été écrit jusqu’ici appelle d’autres regards, d’autres expériences et d’autres manières d’habiter ces questions, afin de les enrichir et de les mettre au travail autrement. Ces retours constituent déjà une part du chemin, et je souhaite qu'ils puissent nourrir la suite de cette correspondance. La prochaine missive prendra appui sur ce mouvement. Elle s'attachera aux limites internes et externes de l'expérience dans le prolongement de ce qui aura circulé à partir des lettres déjà écrites. Il ne s'agira pas d'apporter des réponses définitives, mais de poursuivre l'élaboration là où elle devient plus exigeante, plus incarnée et plus nécessaire.
Je te dis à bientôt, cher ami. J'imagine déjà ta réponse comme une présence qui revient, une voix qui se forme, un geste d'écriture qui me rejoint. J'en devine le plaisir, celui de reconnaître une adresse, de sentir qu'une parole s'est levée en retour. Qu'elle soit la tienne ou celle d'un autre importe peu. Ce qui compte, c'est ce mouvement vivant par lequel le dialogue reprend, là où je m'arrête aujourd'hui.
Bien à toi,
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon
Pour lire l'ensemble des lettres:
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 1: Le 97 comme territoire de commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 2: Ce qui fait tenir le commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 3: De l’effet d’une écoute
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 4: Du sujet parlant au possible du commun
- Lettre à un ami: Le tiers-lieu comme fonction territoriale 5: De la parole au commun, l'émergence d'une gouvernance territoriale