L’idée de ce texte m’est venue en écrivant une demande toute simple à partager en vie coopérative du Tiers-lieu “le 97” : proposer un temps de ménage collectif au 97, le vendredi 20 juin de 14h à 16h. En formulant cette proposition, j’ai senti qu’un fil se tirait. Quelque chose de vivant, de riche, de traversant. Ce n’était pas qu’un point logistique. C’était l’occasion d’ouvrir un espace de parole autour d’un geste familier, mais jamais anodin. Le ménage, je l’ai perçu en l’écrivant, touche à beaucoup plus que la propreté : il convoque nos histoires, nos façons d’être ensemble, nos élans et nos retenues. C’est un terrain humain, intensément subjectif, et c’est justement ça qui mérite d’être approché, partagé.
Il y a celles et ceux qui demandent que ce soit propre. Ceux qui nettoient avec une telle ardeur que ça en devient presque sacré – et moi, face à ça, parfois, je me fige. Est-ce que je suis à la hauteur ? Est-ce que mon geste suffira ? Il y a les agacements. Ces traces qui reviennent. Les assiettes pas lavées. Les toilettes laissées à moitié. Le sol à peine séché déjà piétiné. Et dans tout ça, une tension : entre le désir de bien faire, de vivre ensemble dans un lieu accueillant, et le poids d’un effort qui parfois se heurte à l’indifférence.
Alors je me suis arrêtée. Je me suis demandé : est-ce qu’on se parle vraiment de ce que ça remue, le ménage ? Parce que ce n’est pas rien. Ce n’est pas juste une histoire d’hygiène. C’est de l’histoire qui revient, du corps qui se souvient. C’est du social, du genre, du rapport à la maîtrise, du contrôle, du débordement. C’est aussi du symptôme.
Il y a aussi cette croyance tenace : un lieu propre, c’est un lieu qui va bien. Mais alors, que dit-on d’un lieu qui déborde, qui traîne, qui colle ? La saleté devient signe de négligence. La fatigue, une faute. Le silence, un danger. Alors on médicalise. On cherche à corriger. On ajuste les comportements.
Je crois qu’on ne mesure pas à quel point cette logique s’est glissée partout. On individualise la souffrance. On prescrit des modes d’emploi. On perd la capacité à écouter ce qui se dit dans ce qui ne se dit pas. Et souvent, quand le collectif décide de déléguer – de faire faire le ménage à une personne rémunérée –, on pense alléger. Mais on rend floue la compréhension collective de l’état du lieu. Ce n’est pas le propre qui nous manque. C’est le sens de ce qui circule, de ce qui coince, de ce qui ne se formule pas encore.
Je crois que ce qui fait tenir un lieu, ce n’est pas la brillance des surfaces. C’est la place donnée à la parole vivante. Même confuse, même bancale. Pas pour juger, mais pour traverser. Pas pour réparer, mais pour accueillir.
Parfois, tout commence par un « je ». Je suis gênée par les tasses sales. Je bloque sur les toiles d’araignée. Ou bien : j’aime qu’elles soient là, les araignées – c’est ma meilleure manière de lutter contre les moustiques tigres. Ce n’est pas une vérité. C’est un point de vue. Et ça suffit pour commencer à faire place.
Ici, on ne produit pas de norme. On n’attend pas de chacun qu’il fasse pareil. On laisse coexister plusieurs seuils, plusieurs manières de voir, plusieurs rythmes. Ce n’est pas de l’indulgence. C’est une autre éthique. Celle qui ne cherche pas à corriger ce qui déborde, mais à l’écouter.
Et parfois, oui, faire le ménage, c’est aussi ne rien faire. Rien du tout. Parce que se lever, parfois, c’est déjà trop. Parce que l’élan est à plat. Parce que quelque chose en soi s’est éteint pour un temps. Et ça, ce n’est pas de la paresse. C’est une part de notre condition.
Oser dire, un billet d’humeur, finalement, n’a pas pour objet la poussière ou la météo. Il parle de ce qu’on porte dans le ventre. De comment on habite un lieu à plusieurs. Avec des écarts, des tensions, des silences. Et ce désir, tenace, de rester ensemble malgré tout.
Quand de nouvelles personnes passent la porte du 97, les questions reviennent. Qui fait ? Comment on s’organise ? Chez les ancien·nes, d’autres réflexions surgissent : « Qu’est-ce que les nouveaux vont nous inventer cette fois ? » On s’amuse parfois à deviner : ramèneront-ils du papier toilette ? Proposeront-ils une entreprise pour nettoyer ? Parce qu’il y a cette contradiction : celles et ceux qui défendent le local, l’autonomie, la responsabilité… et qui, au moment des basses besognes, cherchent les spécialistes du ménage militant.
Alors voilà. Je ne donne pas de leçon. Je raconte ce que je ressens. Et je dis : vendredi 20 juin après-midi, j’ouvre un espace. Je ne commande rien. Je ne coordonne pas. Je prends la serpillière. Je prends ma part. Je propose. Pas pour faire un grand nettoyage de printemps. Pour habiter autrement. Pour traverser le lieu, le regarder, peut-être y être vue. Pour laisser circuler autre chose. Et permettre, qui sait, une forme de stigmergie : ce mouvement discret par lequel un geste en appelle d’autres, sans qu’on s’y attende: une action une trace.
Alors si c'est validé en vie coopérative, tu pourras venir vendredi 20 juin après-midi pour le ménage. Viens comme tu es. Avec une éponge. Un mot. Ton silence. Ton regard. Tenir un lieu, ce n’est pas tenir les murs. C’est tenir l’espace pour que d’autres s’y sentent autorisé·es à exister. Parfois, c’est tout ce qu’il faut.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon