Introduction : Faire commun, faire lien, faire soin
La santé mentale n’est pas seulement une affaire de soins ou de diagnostics. Elle nous invite à réfléchir à la manière dont nous vivons ensemble. Comme les questions sociales ou territoriales, elle soulève celle du faire commun : comment permettre à des personnes différentes de coexister, de s’écouter, de se transformer les unes les autres ?
Quand une personne est réellement entendue, elle peut retrouver un peu de calme, et cela lui permet de se relier aux autres. Ecouter ne fait pas disparaître la douleur, la peur ou l’angoisse. Mais cela aide à vivre avec, à leur donner forme, à ne plus en être envahi. Être entendu, ce n’est pas être « réparé », c’est pouvoir exister dans une relation où la parole circule.
Ces espaces d’écoute ne sont pas utiles qu’aux individus. Le collectif aussi en a besoin pour tenir debout. Car un collectif n’est rien d’autre que la réunion de toutes les personnes qui le composent. Offrir des lieux où chacun peut dire et être entendu, c’est prendre soin à la fois des individus et du commun.
C’est à partir de cette conviction que je mène mes engagements au Tiers-Lieu Le 97, dans mes recherches sur la facilitation, la conciergerie, et dans mes réflexions sur la psychanalyse, la santé mentale et le travail social. Dans tous ces espaces, revient sans cesse la même question : comment créer des conditions d’accueil de la parole, sans jugement ni assignation ?
Ce qui se joue dans ces espaces n’est pas marginal : c’est le cœur du lien social. Écouter, c’est reconnaître que l’autre existe, même s’il ne va pas bien, même s’il ne rentre pas dans les cases. Et c’est, pour celui qui écoute, accepter d’être touché, déplacé, parfois mis à l’épreuve. Cela vaut pour l’individu, et tout autant pour le collectif.
I. Santé mentale : un idéal normatif ou une écoute de l’altérité ?
Historiquement, la santé mentale n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. En 1947, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) la définissait comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ». Si cette définition peut sembler large, voire progressiste, elle pose pourtant un problème fondamental : elle établit un idéal de complétude inaccessible. Comme le souligne le psychiatre Mathieu Bellahsen, cette vision implique en creux que celles et ceux qui ne se vivent pas dans cet état de « complet bien-être » seraient en déficit, voire en échec. Or l’être humain n’est jamais complet : il est traversé de manques, de contradictions, de fragilités, et c’est précisément dans cette incomplétude que se joue son humanité.
La définition actualisée de l’OMS parle désormais d’« un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ». Cette reformulation introduit des exigences normatives : être productif, s’adapter, participer. Elle inscrit la santé mentale dans un cadre où elle devient une affaire de performance, d’alignement aux attentes du système. Ce déplacement reflète le tournant néolibéral des politiques de santé, qui ne cherchent plus à transformer les causes sociales de la souffrance mais à adapter les individus à un monde qui dysfonctionne.
En France, cette logique se manifeste à travers la domination d’un modèle biomédical qui réduit la souffrance psychique à une série de symptômes à faire taire. La psychiatrie devient une gestion des comportements considérés comme déviants, sans interrogation sur leur origine ni reconnaissance de leur portée subjective. L’acte de soigner se réduit à une prescription, la relation thérapeutique se dissout.
Dans ma pratique de travailleur social, j’ai croisé de nombreuses personnes confrontées à cette double assignation – psychiatrique et sociale – qui disaient ne pas se sentir entendues. Leur souffrance, leur singularité, leur histoire, étaient réduites à des catégories. Mais j’ai aussi vu ce qui devenait possible lorsque cette écoute advenait vraiment : souvent en lien avec un professionnel de santé, ou du social, capable de reconnaître ce qui se dit, au-delà des symptômes. Pour plusieurs d’entre elles, cela a ouvert la voie à un rétablissement : retrouver une activité professionnelle, une vie affective, un sentiment de continuité, une expression singulière que le collectif peut entendre et accueillir.
Ce constat donne à penser : être entendu ne répare pas tout, mais cela rend possible un chemin. Comme le souligne également Richard Abibon, l’écoute ne fait pas disparaître la douleur, la peur ou l’angoisse, mais elle permet de composer avec elles, d’y mettre des mots, de leur donner une forme supportable. Être entendu, ce n’est pas être guéri, mais c’est pouvoir se tenir dans un lien vivant. Et comme le rappelle Bellahsen : « ce n’est pas la folie qui isole, c’est l’absence de réponse humaine ».
II. Travail social : quand prendre soin devient procédure
Le travail social, lui aussi, est traversé par une transformation managériale, portée non pas tant par la nature publique ou privée des structures, mais par une logique qui tend à réduire les personnes à des fonctions, à des ressources humaines au service d’objectifs définis d’en haut. Ce modèle, qu’il provienne du public ou du privé, s’est diffusé dans les services sociaux à travers des appels à projets, des référentiels, et des obligations de résultats, sans que ne soit réellement interrogée la place du sujet dans cette organisation. En France, il se manifeste par une montée en puissance des dispositifs de traçabilité et d’évaluation, souvent au détriment de la relation humaine. Les professionnels sont sommés de produire des preuves d’action, de suivre des procédures, de faire entrer la complexité des situations dans des cases prédéfinies. L’action devient objectivable, standardisée, normée.
Ce que pointe Johann Chapoutot dans Libres d’obéir éclaire cette logique sous un autre jour : le management moderne délègue des responsabilités sans pour autant accorder de réelle autonomie. Il crée l’illusion de la liberté, tout en exigeant l’adhésion à des objectifs définis ailleurs. Ce glissement est particulièrement sensible dans le champ social, où les agents se retrouvent responsables de résultats qu’ils n’ont pas les moyens de maîtriser. Ils doivent rendre compte, souvent sans pouvoir vraiment décider. Cette tension produit un malaise profond : entre responsabilité affichée et impuissance organisée.
Derrière la notion d’accompagnement se cache souvent une logique de conformité à un modèle de normalité : autonomie, insertion, emploi, logement… L’individu doit adhérer, formuler un projet, coopérer, faute de quoi l’intervention se rétracte. Le diagnostic social devient un outil de catégorisation, une lecture déficitaire des existences. Pourtant, de nombreux professionnels résistent, tentent de maintenir une éthique du lien et de la reconnaissance. Mais cette résistance est d’autant plus difficile que la logique dominante réécrit le sens des mots. Ce qui est présenté comme écoute ou empowerment peut en réalité dissimuler une exigence d’adhésion ou de conformité.
III. Tiers-Lieux et gouvernance du commun : écouter autrement
Au Tiers-Lieu Le 97, ce que nous construisons collectivement part d’une réalité quotidienne : des personnes différentes par leur âge, leur histoire, leurs capacités, leurs désirs, cherchent à coexister, à s’entraider, à créer. Cette diversité n’est pas un obstacle à contourner, mais la matière même du collectif. Pour qu’un groupe puisse tenir ensemble, il faut des espaces d’adresse – des lieux où l’on puisse dire, être entendu, sans devoir d’abord se conformer à une norme d’expression, de rôle ou de fonction. Pas pour corriger les écarts, mais pour faire place à leur existence. Et cette existence n’est pas réductible à une seule fonction sociale. Ce qui traverse une personne – ses joies, ses douleurs, ses blessures, ses désirs – a sa place en tiers-lieu. Nous avons appris qu’un projet collectif n’est jamais indemne de ce qui se vit intimement. Le deuil, la solitude, les angoisses, les instants de grâce ou de soulagement : tout cela entre dans la vie du lieu, et il faut que cela puisse s’y dire, ou simplement s’y déposer. Le bonheur d’un corps qui retrouve un espace pour danser, la parole d’une personne longtemps tue qui s’échappe enfin au détour d’un café partagé, la tristesse qui affleure à la fin d’un atelier… Ces vécus, loin de perturber le projet, en sont la trame sensible.
Dans notre expérience, la facilitation et la conciergerie sont des pratiques vivantes. Elles permettent que la parole circule, que les tensions puissent être travaillées, que l’information se transmette sans hiérarchie formelle. La facilitation ne vise pas à cadrer, mais à ouvrir. La conciergerie n’est pas une gestion, c’est une veille sensible : sur les liens faibles, sur les oublis, sur ce qui manque sans qu’on sache l’exprimer. Ces pratiques, nous les nourrissons à travers des formes libres : billets d’humeur, repas partagés, prises de parole informelles. Il ne s’agit pas de réunions protocolaires ni de bilans planifiés, mais des repas fixés à l'agenda, d’autres espaces spontanés, souvent discrets, où la parole peut émerger, circuler, se déposer. À travers la stigmergie – ce mode d’organisation où chaque geste, chaque trace laissée, peut inspirer une suite sans qu’il y ait besoin de validation centrale – nous avons appris qu’il est possible de coordonner un lieu en laissant place à l’initiative, sans imposer une logique de contrôle. Cela ne veut pas dire que tout se passe bien ou que le collectif s’autorégule sans efforts. Au contraire : il faut du travail pour maintenir cette qualité de présence, d’écoute, d’ajustement. Nous avons vu que quand les rôles deviennent flous, ou portés toujours par les mêmes, l’élan collectif peut s’effondrer. Que lorsque certains se sentent illégitimes à parler ou agissent sans retour, la dynamique se grippe. Que même l’écoute peut être instrumentalisée : utilisée pour pacifier, pour intégrer sans transformer. C’est pourquoi nous tenons à nommer les choses, à ouvrir des espaces où l’on peut dire ce qui coince, ce qui déborde, ce qui use.
Dans Libres d’obéir, Johann Chapoutot décrit comment des formes de management peuvent emprunter le langage de la liberté pour produire de l’obéissance invisible. Cette analyse résonne dans nos expériences : il ne suffit pas de dire que nous sommes libres ou autogérés pour l’être. La liberté se construit, dans la lenteur, dans la parole partagée, dans le soin mutuel. Elle suppose que chacun soit reconnu comme sujet agissant, capable d’influencer, de faire trace, et pas seulement de suivre le mouvement. C’est ce que nous cherchons à maintenir vivant au 97, à travers des gestes concrets, des dispositifs souples, et une attention constante à ce qui circule – ou ne circule plus.
IV. Structurer le collectif pour transformer le désaccord en force
Dans l’auto-gestion, la question des limites est inévitable : que se passe-t-il quand une personne agit d’une manière qui désorganise le collectif, ou qu’un désaccord profond empêche d’avancer ? Plutôt que d’éviter ces tensions, certains processus collectifs choisissent de les prendre comme point de départ. Car le conflit n’est pas un accident, mais une opportunité : celle de remettre à jour les attentes, les besoins, les représentations. L’expérience des lieux comme Le 97 montre qu’il est possible de vivre des désaccords sans que le collectif se disloque. Mais cela demande des conditions précises. Il faut des espaces de parole sans enjeu de validation. Il faut des formes de décision qui n’écrasent pas les objections. Et surtout, il faut une attention constante à ce qui circule entre les personnes : ressentis, malaises, limites. Ce que certains outils proposent, comme les cercles de régulation ou les processus de décision par consentement, c’est une méthode pour faire du désaccord un levier de transformation.
Cette dynamique fait écho à certains principes de l’Open Dialogue, où la polyphonie – c’est-à-dire la coexistence de voix multiples, y compris contradictoires – est au cœur du soin. L’approche du faire tiers-lieu, sans en être issue, partage avec cette pratique une logique de présence, d’écoute mutuelle et de co-construction. Les douze éléments clés de l’Open Dialogue permettent d’éclairer ce fonctionnement : par exemple, la réponse immédiate permet d’honorer la parole dans sa fraîcheur ; l’inclusion des proches élargit la scène du dialogue au-delà des rôles ; la continuité de la rencontre et la flexibilité organisationnelle garantissent que la relation prime sur la procédure. La tolérance à l’incertitude ouvre un espace à ce qui ne peut pas être immédiatement compris ou résolu ; le dialogue ouvert entre être humain Sujets de mondes variées permet d’installer une écoute qui ne cherche pas à réduire mais à accueillir la complexité.
L’objection, dans ce cadre, devient un outil de subjectivation : elle permet à chacun de marquer sa présence, de formuler ce qui ne s’ajuste pas, de maintenir une tension féconde entre les voix. La polyphonie ne se limite pas aux individus : elle traverse aussi les disciplines. Trop souvent, les institutions organisent la séparation – entre social, médical, psychique –, là où le dialogue suppose un chevauchement, un trouble fécond des cadres. C’est cette friction entre approches qui rend possible l’écoute d’une parole réellement adressée. Faire vivre les disciplines ensemble, sans fusion ni hiérarchie, mais dans leur capacité à déplacer mutuellement leurs positions, devient alors une condition d’hospitalité à ce qui est dit. Ce type d’écoute suppose une disponibilité à l’altérité et une attention fine à ce qui se joue dans les silences, les hésitations, les émotions. Il ne s’agit pas d’effacer les différences, mais de permettre qu’elles dialoguent. Là encore, ce n’est pas l’absence de conflit qui permet au groupe de tenir, mais la capacité à accueillir et à élaborer les désaccords dans un cadre soutenant. Cette transversalité vient contrecarrer une tendance courante dans les institutions : celle de cloisonner les disciplines, d’assigner à chacun un rôle défini et non questionnable. Or, c’est justement dans cette rencontre entre savoirs que peut émerger une compréhension plus fine de ce qui est adressé. Dans une véritable polyphonie, les disciplines ne s’annulent pas, elles se relaient, s’écoutent, se modifient mutuellement.
Ces pratiques demandent du temps, de l’écoute, et une culture du conflit comme espace de création. Elles ne viennent pas naturellement : elles s’apprennent, se testent, se réajustent. Mais elles permettent qu’un groupe reste vivant, sans écraser les différences. Ce n’est pas l’absence de tension qui fait la cohésion, c’est la manière dont on leur donne place, pour que chacun puisse, à sa façon, continuer à faire lien avec les autres.
V. Faire lien entre subjectivité et action collective
Dans les démarches d’auto-organisation, la question du sujet n’est jamais secondaire. Entendre une parole, c’est reconnaître une subjectivité, un vécu singulier, souvent traversé de peurs, de douleurs, de manques. Cela ne guérit pas. L’écoute ne supprime ni l’angoisse, ni la solitude, ni l’impuissance. Mais elle permet de composer avec. Et ce geste — être entendu — transforme souvent plus que n’importe quelle procédure : il autorise l’existence, il rend possible une mise en lien avec d’autres, une inscription dans le monde. C’est pourquoi, lorsqu’on entend : “Les politiques ne nous écoutent pas”, ou dans l’intime : “Tu ne comprends rien à ce que je vis”, ou encore chez beaucoup de jeunes face à leurs parents : avoir parlé, insisté, crié même — sans être réellement compris —, ce n’est pas l’acte de parler qui est en cause, mais la qualité de l’accueil. Il ne s’agit pas seulement d’être entendu au sens acoustique, mais d’être accueilli dans ce que l’on exprime, dans ce que l’on vit. Ce fil d’incompréhension traverse les vies.
Dans ma pratique de travailleuse sociale et de psychanalyste, j’ai rencontré de nombreuses personnes — usagères et usagers du social, de la psychiatrie, du soin et autres — qui racontaient cela, mais avec une intensité particulière : des années à parler dans le vide, à ne pas être écoutées pour de vrai, à être réduites à des diagnostics, à des dispositifs, à des parcours imposés. Non pas que les professionnels soient sourds ou malveillants, mais parce que trop souvent, le système lui-même rend impossible une écoute véritable. Il organise l’effacement de la parole singulière, du sujet dans toute sa complexité. Il écoute parfois les mots, mais pas l’histoire, pas l’existence, pas la douleur ou la révolte qui s’y logent. Pourtant, certains résistent à cela — en créant de l’espace, du temps, des interstices de relation où la parole peut rencontrer un regard, une présence. À cet instant de mon écriture, je pense au professeur docteur qui m’a accueillie en réanimation il y a tout juste deux ans, pour en savoir plus cliquez ici. D’autres, parfois sans en avoir le choix, parfois par fatigue, par loyauté institutionnelle ou par isolement, se retrouvent à faire tenir, malgré eux, les maillons d’un fonctionnement qui écrase, qui normalise, qui médicalise ou technicise le vivant jusqu’à le rendre muet.
Et puis, parfois, un espace, un moment, une relation, où quelque chose peut se dire autrement. Quand cela devient possible, des transformations apparaissent : une reprise d’élan, une reconquête d’une activité, d’un désir, d’un lien affectif ou d’un engagement. Le rétablissement ne vient pas de l’effacement des blessures, mais de leur mise en récit, de leur reconnaissance dans un espace partagé — où l’écoute n’est plus une fonction, mais un geste vivant.
Ce que ces expériences révèlent, c’est que le sujet qui peut dire ce qu’il vit, sans être réduit à une case ou à un protocole, devient un sujet capable d’agir. Et c’est là que l’articulation avec le collectif devient possible. Car un collectif n’est jamais une abstraction : il est fait d’individus, de leurs récits, de leurs contradictions, de leurs ajustements. Un sujet entendu peut alors entrer en dialogue avec d’autres, participer à la construction d’un commun, sans se dissoudre dans une norme. Le lien social, ce n’est pas l’intégration d’un individu dans une structure ; c’est l’ouverture de cette structure à ce que cet individu vient y apporter. Richard Abibon parle de cette nécessité d’un espace tiers, où la parole puisse circuler sans être immédiatement ramenée à une fonction ou un usage. Il insiste sur la fragilité des lieux de subjectivation dans les organisations contemporaines, souvent prises dans une logique gestionnaire qui fait du sujet une ressource, un capital, un opérateur de tâche. Mais un lieu qui accueille une parole non immédiatement utile, non fonctionnelle, devient un lieu de résistance à cette instrumentalisation.
Ce qui compte, ce n’est donc pas tant la forme — public ou privé — que l’intention portée par ceux qui composent l’organisation. Car le lien social peut être écrasé dans une administration comme dans une start-up, si la subjectivité y est niée. Et il peut émerger dans un tiers-lieu, une salle d’attente, un collectif informel, si cette subjectivité y est accueillie. Le problème n’est pas structurel mais éthique : il tient à ce qu’on fait de la parole de l’autre.
C’est à cet endroit précis que le risque soulevé par Alberto Magnaghi prend toute sa portée : celui de réduire l’expression collective à un catalogue de doléances, comme si le pouvoir d’agir appartenait uniquement aux institutions. Mais ce risque s’efface — ou plutôt, se transforme — dès lors que la parole subjective est réellement entendue. Non pas traitée, traduite, récupérée, mais accueillie dans ce qu’elle a d’unique, d’indocile, d’incertaine. Ce geste fonde la possibilité d’un collectif qui ne fonctionne pas par délégation — le citoyen demande, l’élu répond — mais par implication : chacun, depuis sa position, devient co-auteur du lien social. Dans un tel espace, l’élu peut être déplacé par la parole d’un habitant, un jeune peut toucher un adulte, un salarié peut interpeller un patron, sans que cela ne dissolve les rôles, mais au contraire les réinvente. L’organisation devient alors une scène habitée, traversée, bousculée par des récits, des affects, des prises de parole qui ne se valent pas toutes, mais qui comptent toutes. Car faire collectif, ce n’est pas additionner des voix, c’est créer les conditions pour qu’aucune ne soit écrasée. Quand une parole singulière peut être entendue sans être écartée ou traduite de force dans un langage extérieur, alors le collectif ne fonctionne plus comme une simple machine ou un dispositif impersonnel. Il devient un espace vivant, traversé par des relations réelles, où chacun peut exister et compter pour les autres. C’est ce déplacement — de la fonction à la relation, de l’institution à l’invention — qui rend possible une action partagée: une politique habitée.
VI. Structurer le collectif pour transformer le désaccord en force
Tout collectif traverse des tensions. Cela ne signe pas son échec, mais sa vitalité. Là où il y a des êtres parlants, il y a des divergences, des malentendus, des conflits. L’enjeu n’est pas de les faire taire, mais d’apprendre à les traverser. Car ce qui surgit dans le conflit, c’est souvent la voix d’un sujet, sa limite, son point de rupture. Entendre cela, c’est déjà reconnaître l’existence de celui ou celle qui parle. Au 97, nous n’avons pas de réunions formelles ou de bilans collectifs systématiques. Et pourtant, des décisions se prennent, des conflits se résolvent, des projets naissent ou se transforment. La régulation passe par la parole adressée — cette parole qui ne flotte pas, mais vise quelqu’un, cherche un écho. Elle s’appuie sur l’accueil de l’émotion, sur la possibilité de dire ce qui ne va pas, sans être aussitôt disqualifié. Ce processus, aussi informel qu’il soit, soutient un tissage humain fondamental. Chaque fois qu’une parole trouve quelqu’un pour l’entendre, un brin d’humanité se restaure. Ce n’est pas un miracle : c’est une condition du vivre ensemble. Car celui qui a pu dire, qui a pu être entendu, peut commencer à se déplacer, à négocier, à transformer ce qui le met en tension. C’est dans cet espace d’adresse et d’écoute que l’individuel se relie au collectif, non pas en se diluant, mais en s’articulant.
Mais pour que cette écoute fasse vraiment lien, encore faut-il qu’elle ne cherche pas à normaliser la parole. Écouter, ce n’est pas ranger dans des cases, évaluer, diagnostiquer. C’est rester au plus près de ce qui se dit, sans chercher à traduire tout de suite dans le langage de l’intervention, du soin ou de la gestion. Écouter, c’est accepter d’être déplacé, d’être troublé, de ne pas tout comprendre. C’est reconnaître à l’autre le droit d’avoir une parole qui ne rentre pas dans les cadres habituels.
Dans les pratiques sociales et institutionnelles, cette exigence est difficile à tenir. Les cadres professionnels, les logiques de gestion, les référentiels d’action tendent à réduire l’écoute à une étape du traitement. Or ce qui fonde une écoute véritable, c’est qu’elle ne vise pas une réponse immédiate ou une solution, mais qu’elle accueille une parole pour ce qu’elle est : un acte de sujet. Dans cette perspective, ce qui compte avant tout, c’est la possibilité qu’un sujet puisse dire ce qui le traverse sans être immédiatement ramené à une norme, une catégorie, une fonction. Car cette parole, dans son étrangeté parfois, dans sa rudesse ou sa fragilité, n’a pas vocation à être classée. Elle a d’abord besoin d’être accueillie comme trace d’un vécu singulier. Écouter sans normer, c’est faire place à l’humain dans toute sa complexité, c’est accepter que la parole d’un autre puisse nous bousculer, nous échapper, nous déplacer. Et c’est cette posture, en soutenant le sujet dans son expression, qui rend possible une présence au monde moins défensive, plus habitée. Car cette parole — dérangeante, incertaine, parfois inadéquate — participe à une mise en lien véritable. Non pas parce qu’elle est harmonieuse, mais parce qu’elle engage chacun dans une responsabilité d’écoute et de transformation.
VII. Laisser vivre la parole sans l’encadrer
Ce n’est pas tant ce que l’on fait de la parole qui importe d’emblée, mais la façon dont on lui permet d’exister. Laisser un sujet parler sans interruption, sans orientation, sans anticipation du sens, c’est déjà lui faire place. C’est reconnaître que ce qui se dit ne nous appartient pas, que cela peut ne pas nous plaire, nous déranger, ne pas répondre à nos attentes — et c’est précisément ce qui en fait toute la valeur. Dans mon expérience, cette ouverture radicale est rare. Elle l’est parce que nous sommes formés, dans nos métiers, nos institutions, nos milieux, à entendre pour réagir, analyser, classer. La parole devient objet de traitement, parfois même de suspicion. Elle est ramenée à des repères normés, à des indicateurs, à des projections. Pourtant, c’est souvent dans les marges de cette parole — dans ses silences, ses détours, ses éclats — que quelque chose de vital se joue.
Cette approche a été au cœur de la méthodologie du séminaire de psychanalyse libre et open source que j’ai animé. Nous y avons travaillé à partir d’un principe simple mais exigeant : partir d’un récit personnel, non pas pour l’analyser ou le corriger, mais pour le laisser advenir dans toute sa densité, avec ce qu’il contient de souffrance, de déplacements, d’élans, de contradictions. Les règles étaient claires : ne pas interrompre, ne pas interpréter, ne pas chercher à faire rentrer ce qui se dit dans une cohérence prémâchée. Ce cadre non directif mais soutenant permettait aux paroles longtemps tues de se déposer, dans leur rythme propre. Les participantes ont pu dire ce qui, ailleurs, ne trouvait pas sa place. Et c’est précisément dans cet espace sans attente normative que s’est construite une forme d’adresse nouvelle : une parole adressée à un groupe qui ne juge pas, n’évalue pas, mais écoute depuis un lieu d’expérience partagé, fragile, ouvert. C’est là que quelque chose se joue du devenir sujet, dans un va-et-vient entre intériorité et mise en récit, entre inconscient, parole et monde.
Il y a une dignité à soutenir cette parole, sans lui opposer immédiatement une finalité ou une direction. Elle peut rester inachevée, contradictoire, circulaire. Elle peut n’avoir d’autre fonction que celle d’exister. Et cela suffit. Car dans cet espace là, un sujet peut commencer à se sentir vivant, légitime, autorisé à être là où il est, tel qu’il est. Écouter ainsi, c’est prendre le risque de ne pas savoir à l’avance ce qui va advenir. C’est renoncer au confort des protocoles, des solutions toutes faites. C’est accueillir l’incertitude comme partie intégrante du lien humain. Et c’est peut-être là, précisément, que quelque chose comme une forme de soin commence — non pas un soin qui répare ou qui redresse, mais un soin qui accueille, qui accompagne, qui soutient sans enfermer. Car écouter véritablement, c’est permettre à l’individuel d’advenir — pas dans l’absolu, mais en lien. C’est ouvrir un espace où le sujet peut se dire, se chercher, se construire, sans avoir à se conformer immédiatement à un cadre préexistant. Et dans cette adresse même, quelque chose du collectif est convoqué. Non comme une norme qui absorbe, mais comme un horizon avec lequel entrer en conversation. Une parole singulière qui circule, c’est déjà un lien qui se tisse. Et ce lien, s’il reste ouvert, devient porteur : pour celle ou celui qui parle, comme pour celles et ceux qui écoutent.
VIII. Où es-tu, lecteur·ice ? — Pour une mobilisation située, subjective et territoriale
Tout ce qui précède ne vise pas à proposer un modèle, encore moins une doctrine. C’est une invitation. Une adresse. À toi qui lis. Où es-tu, dans ta vie, dans ton travail, dans ton quartier ? Que fais-tu de ce que tu entends, de ce que tu vois, de ce que tu ressens ? Comment pourrais tu, là où tu es, permettre à une parole de se dire sans être aussitôt réduite, cadrée, évaluée ?
Cette posture, cette manière d’écouter, d’agir, de faire place, peut être activée sans attendre l’autorisation de personne. Elle n’a pas besoin d’un programme politique pour exister. Elle commence par un déplacement intérieur : celui de reconnaître que nous avons tous quelque chose à dire, et que cela peut être entendu sans être dissous. Que nous avons aussi le pouvoir — modeste, fragile, mais réel — d’accueillir la parole de l’autre dans sa nudité, dans sa difficulté, dans sa puissance. C’est ce déplacement intime, cette reconnaissance de la valeur de toute parole adressée, qui peut se traduire en gestes concrets d’organisation, d’écoute et de partage dans nos lieux de vie.
Les territoires du commun, comme les appellent les auteurs de Metropolitiques, ne se décrètent pas. Ils se construisent dans l’infra-politique du quotidien, dans ces gestes minuscules qui, mis bout à bout, tissent une autre manière d’habiter ensemble. Il ne s’agit pas d’un projet technocratique de gouvernance partagée, mais d’un mouvement qui prend racine dans les subjectivités, dans les lieux de vie, dans les corps qui éprouvent, dans les paroles qui cherchent une adresse. Ce sont ces dynamiques ténues mais puissantes qui permettent à des formes inédites de solidarité, de responsabilité et d’attention de voir le jour. Changer de paradigme, ce n’est pas tout refaire. C’est commencer par faire autrement là où c’est possible. Dans un hall d’immeuble, une école, une mairie, un centre social, un tiers-lieu, un trottoir, une file d’attente. Là où une parole peut circuler, un commun peut émerger. Là où un sujet se sent reconnu, une capacité d’agir s’éveille. Et de proche en proche, ce sont des quartiers, des villes, des territoires entiers qui peuvent se mettre en mouvement.
Alors, où te situes tu ? Que peux-tu activer, ouvrir, transformer, depuis là où tu es ? L’invitation n’est pas de devenir militant ou expert, mais de te risquer à être sujet parmi d’autres. Sujet écoutant. Sujet parlant. Sujet agissant. Car c’est là, dans cette subjectivité assumée, reliée, située, que commence toute politique véritable — non pas celle des institutions, mais celle qui prend soin du monde depuis les bords, dans l’écoute et la présence.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon