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Voir, et être vu

une histoire d'affect


Un échange sur le grand réseau bleu:

Je me suis longtemps regardée dans le regard des autres parce que c’est souvent là que je me reconnaissais, comme dans un miroir vivant. Ce regard m’a permis de me situer, de sentir comment j’apparaissais, d’éprouver que j’existais pour quelqu’un. Ce miroir reste toujours situé, lié à l’histoire de celui ou celle qui regarde, à ce qu’il ou elle ressent, attend ou projette. Ce que j’y perçois de moi passe aussi par ma manière de recevoir ce regard, de lui donner sens, de l’intégrer ou de m’en protéger. Il y a donc un emboîtement de subjectivités, mon regard se construisant à partir du regard de l’autre. Imaginer que je pourrais m’en tenir à un regard purement personnel tient peu, puisque le regard de l’autre participe directement à la construction du sujet, et qu’en se construisant comme sujet, je construis en même temps ma propre manière de regarder. Un jour, mon fils m’a dit « Tu sais maman, je ne pourrai jamais me voir comme toi tu me vois, parce que tes yeux sont en dehors de moi ». Cette phrase dit quelque chose de très juste. Physiquement, mes yeux occupent une place qu’il ne pourra jamais occuper. Subjectivement aussi, je le regarde depuis ce que j’éprouve pour lui, depuis un affect qui m’appartient. À cet endroit, voir et ressentir relèvent d’une même mécanique. L’affect ne s’ajoute pas après coup à une image, et l’image ne se forme pas sans affect. Les deux avancent ensemble et se soutiennent mutuellement. Ce que je vois est organisé par ce que je ressens, et ce que je ressens devient pensable à travers ce que je vois. Le même mouvement traverse le regard que je porte sur moi et celui que les autres portent sur moi. Cette mécanique reste vivante et instable, jamais définitivement stabilisée. Elle peut se gripper, se figer, se rigidifier à certains moments de la vie, puis se relancer ailleurs, autrement, au gré des rencontres, des paroles et des affects. Le travail psychique se joue alors dans cette circulation continue entre affect et représentation, entre ce qui touche et ce qui se met en forme. C’est dans cet espace vivant et ordinaire que je situe la psychanalyse, attentive à ces mécaniques concrètes par lesquelles un sujet se construit, et construit en même temps sa façon de voir ; et c’est exactement ce que Richard Abibon remet en jeu quand il lit Le Chevalier Vert comme une démonstration de cette fabrique : l’affect y devient la valeur même, le moteur qui fait tenir les représentations, et la mère y apparaît comme celle qui met en scène, qui écrit, qui lance la lettre, qui installe le jeu, comme si ce qui arrive “au dehors” venait d’abord d’un texte, d’une parole, d’un scénario affecté. Tout le film tourne alors autour d’un point très simple et très dur : une histoire tient parce qu’elle est racontée, un sujet tient parce qu’il peut parler de lui, et ce qui fait que cette parole compte, c’est la charge d’affect qui lui donne du poids. Le regard, dans cette perspective, se comprend comme une conséquence directe de cette mécanique : je vois depuis ce qui m’affecte, et ce qui m’affecte prend forme en images et en mots, dans un aller-retour constant. Et comme cette fabrique se nourrit d’échanges, de reprises, de “retours en miroir” et de règles qu’on accepte un temps avant de les déplacer, elle garde son caractère instable : elle se bloque quand la représentation se rigidifie, elle se referme quand le jeu devient croyance, elle redémarre quand quelque chose se réécrit, quand une parole ré-ouvre, quand un affect circule autrement, et que le sujet retrouve une marge pour se regarder depuis une place un peu différente.

Au plaisir d'en échanger.

Séminaire de psychanalyse libre et open source 2025–2026
Seconde séance: Croire & Parole