Ce texte est né en lisant les mots d’Alexia, son partage à propos de la Boutique de Jeanne Antide et de cette incohérence qui saute aux yeux : tant d’argent pour des statues, alors que des personnes, sans solution, doivent retourner à la rue dès la fin mars. À cette lecture, quelque chose s’est ouvert en moi. Les images de mon après-midi avec mon fils se sont imposées, nos conversations dans la voiture, mes colères, mes élans, mes expériences récentes dans le tiers-lieu. Ce qui suit n’est pas une réponse frontale, ni une contradiction : c’est simplement ce que tes mots ont réveillé, Alexia, et ce qu’ils m’ont permis de dire.
Alexia Gauvin
« Lorsque je suis allée poser des questions à la Boutique de Jeanne Antide dans le cadre d’un stage cet hiver, j’ai été interloquée par le fait que les personnes n’aient aucune structure où se “poser” en journée dès la fin mars jusqu’à l’automne. Livrées à elles-mêmes, retour à la rue. C’est tellement incohérent, incompréhensible, voire cruel selon les conditions climatiques !
Ce qui me rend dingue, c’est qu’on puisse mettre plus de 100 000 € sur une statue place de la Révolution (sans parler de celle qui vient d’être ajoutée récemment, de Victor Hugo… nu… Et je ne veux même pas savoir combien aura coûté celle-ci !) alors que cet argent suffirait à financer l’installation de l’Escale qui est une nécessité absolue pour les SFS.
La mairie devrait revoir ses priorités, non ? Quand on manque ainsi de moyens, soit on “décore” les rues, soit on se remonte les manches et on fait de l’Humain. En attendant, ce sont des personnes fragiles, qui ont tout perdu, qui hantent nos rues. Quelle ironie !
Merci Nicolas pour cette explication. »
(Poste publié en réponse à un texte de Nicolas Jeudy)
Cet après-midi, j’étais en course avec mon fils. Dans la voiture, il m’a confié son dégoût croissant pour un monde qui engloutit les petits, les faibles, ceux qui n’ont rien. Mon cœur s’est serré. Ce n’est plus mon bébé, c’est un jeune homme qui entre dans le monde adulte, tranquillement, pas vite, mais avec une lucidité qui me surprend. J’en suis fière, même si je ne suis pas objective, et après tout, l’objectivité n’a jamais été une mesure valable de l’amour. Nous avons parlé longuement de ce que cela lui fait et de ce que cela me fait, à moi aussi, de tenir dans ce monde.
En rentrant, à travers les lignes d’Alexia, m’est revenue une expérience familière : devoir dire à quelqu’un, au tiers-lieu, qu’il est temps de partir, alors qu’il pleut dehors et que je sais qu’il n’a pas de toit. Cela m’arrache toujours le ventre. J’éprouve cette question du manque, non pas dans l’idée d’une solution miracle, mais dans la nécessité d’une prise en compte en intelligence collective, qui intègre l’ensemble des personnes concernées. Pour tenir, je garde en moi le fait qu’il existe des lieux d’accueil, et aussi la conviction d’œuvrer humblement, à mon échelle, à un accueil inconditionnel sur mon quartier. J’ai confiance dans la capacité de l’autre à trouver son chemin, et je choisis de l’accompagner sans pour autant le laisser complètement seul.
Les lieux d’accueil ne sont pas que des murs. Ils sont habités par des humains qui accueillent d’autres humains. Et accueillir, pour moi, ce n’est pas seulement ouvrir une porte, c’est aussi ouvrir une oreille. Entendre l’autre, ce n’est pas chercher une solution à sa place, c’est le reconnaître dans son existence même. Accueillir, c’est entendre l’absence autant que la présence, me tenir disponible à ce que l’autre dit, et parfois à ce qu’il ne dit pas. C’est là que se joue la reconnaissance : non pas en assignant une identité, mais en validant le fait qu’il est sujet, qu’il parle, qu’il compte.
J’ai fait l’expérience douloureuse de cette absence d’écoute après mon cancer du sein. On m’a décorée du titre de « guerrière ». Franchement, j’aurais préféré « princesse intergalactique », au moins ça venait avec un sabre laser. Guerrière, ça avalait tout le reste de mon identité dans un packaging rose bonbon. Les compliments capillaires, les anecdotes à côté… bref, tout sauf écouter. Ce qui m’a le plus blessée n’a pas été la fuite, mais de ne pas être vraiment entendue dans mon accompagnement.
C’est aussi pour cela que le texte de Nico m’a touchée : parce qu’il a parlé de lui. Même quand ses mots m’ont écorché l’oreille, il m’a émue. Le désaccord était moins sur le fond que sur les mots. Au fond, nous parlions de la même chose : ce mouvement par lequel une personne, dans le regard d’une autre, redevient un être humain à part entière.
Être entendue, c’est recevoir un regard qui me valide comme sujet. Et ce geste ne concerne pas uniquement les personnes à la rue : il me concerne aussi, comme il concerne chaque habitant, jusque dans la gêne du bruit de la rue.
Je choisis de plaider pour une intelligence collective qui recolle des liens d’humanité au-delà des comportements qui dérangent. Dire « ça me dérange », accueillir ce que ça provoque, c’est déjà reconnaître l’autre comme sujet. Mais trop souvent, je vois le débat se transformer en joute verbale, chacun campant sur sa position. Je peux me sentir seule au milieu de tous, et cela tue. Être entendue, pour moi, ce n’est pas recevoir une solution : c’est le préalable au « faire ensemble ». Vive la polyphonie.
Je crois que je vis un changement de paradigme. Comme l’écrit Alberto Magnaghi avec son « territorialisme », reprendre ma part de responsabilité me permet de passer du subjectif au constat partagé, puis d’entrer dans l’intelligence collective pour élaborer des actions concrètes. À mon fils, j’ai répondu que mon « twist » pour tenir, c’est d’agir à portée de vélo et de voisin. Depuis un an, au Tiers-Lieu Le 97, je participe à un « diagnostic par le bas » : ateliers, rencontres, repas partagés, écoute. Oser dire ce qui dérange, puis chercher ensemble comment agir pour que ça change, c’est ce qui permet aux usagers de transformer leur posture et de participer à l’élaboration de réponses partagées.
J’ai, comme chacun, mon point de friction. Pour Alexia, ce sont les statues. Pour moi, ce sont les budgets numériques des collectivités. Rien de tel que 200 000 euros pour un logiciel qui plante pour réveiller ma fibre révolutionnaire… Et pourtant, si je gratte, je vois que moi aussi je pourrais faire autrement. Proposer une nuitée chez moi, par exemple. Mais je ne le fais pas. Parce que j’ai peur : peur que l’autre reste, s’incruste, me dévore le bras… Peut-être que oui, peut-être que non. Toujours est-il que je me questionne sur cette ligne de crête : jusqu’où aider, et jusqu’où laisser tellement tomber que j’en perds mon humanité ?
Je sais que l’État fixe le cadre national, que le Département porte l’action sociale légale, que la Commune agit minimalement, et que l’Intercommunalité ne s’engage que si les communes lui transfèrent la compétence. Ces repères administratifs m’aident à comprendre où se situent mes gestes et mes colères, mais ils ne disent pas tout de la vie vécue. Je retiens aussi cette distinction de Christian Laval entre participation et autogouvernement. La participation, c’est adresser des doléances à l’institution. L’autogouvernement, c’est l’auto-organisation. J’ai le sentiment d’expérimenter déjà cela, à petite échelle, ici.
Si je me concentre uniquement sur « le plus pauvre », je tombe dans un mirage. Cela attire, cela occupe, mais au fond, cela me détourne de ce qui pourrait vraiment me permettre de construire un quartier où chacune et chacun puisse trouver sa place. Et trouver ma place, c’est bien l’histoire de ma vie. C’est aussi la question que mon fils me posait, avec sa nausée du monde. Une perspective profondément humaine.
Ma frustration, elle est là : dans ces travaux où j’ai le sentiment que trop peu de gens viennent. J’ai envie de leur dire : mais venez ! Venez poser votre parole, elle compte. Ce texte n’appelle ni réponse, ni changement de comportement. Ce n’est pas un dogme, encore moins une vérité universelle : simplement un fragment de ce que j’ai à dire, là où j’en suis aujourd’hui.
Cher lecteur, tu es libre d’y réagir, ou pas, de dire ce que ça t’évoque, ou pas. Si tu veux t’inscrire dans des actions concrètes déjà en cours – diagnostics par le bas, repas de quartier, jardins partagés – tu es bienvenu, mais rien n’y oblige. Je remercie Alexia pour son poste qui m’a permis d’affiner mes mots, et je remercie celles et ceux qui me liront : c’est aussi par vos oreilles que j’éprouve l’accueil d’un autre pour ce que j’ai à dire, et pour ce que je suis.
Pour conclure, tout ça m'a fait revenir à cette chanson d'Aldebert
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon