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Topologie d'un souvenir

D'un souvenir de famille ...

Il y a des souvenirs qui reviennent, s’imposent, s’installent. Ils font boucle dans le corps, tournent dans la mémoire, s’accrochent à des images, à des voix, à des gestes minuscules. Ils creusent une forme d’arrêt. Une répétition intérieure. Le présent prend la forme d’un déjà-vu intérieur. Ça revient, ça insiste. Une scène. Un mot. Une absence. Une tension qui ne se résout pas. Un mouvement qui reste suspendu.

Le souvenir trace un contour autour d’un manque. Il vient entourer ce qui s’est perdu. L’enfant qui roule sur sa draisienne n’est plus le bébé que j’ai porté. Elle traverse déjà le temps. Elle est aussi la jeune fille de neuf ans qui sourit dans l’autre pièce. Ce que je regarde, c’est ce qui n’est plus. Ce que je ressens, c’est la distance. Ce qui était s’éloigne doucement. Le souvenir fait apparaître la beauté de ce qui a eu lieu, et dans le même mouvement, son effacement. Le chagrin se glisse dans les interstices de la tendresse. Une douceur qui serre. Une joie traversée d’un soupir. Le temps laisse des traces. Le souvenir en est l’écriture.

Depuis ce mouvement intérieur, quelque chose s’oriente. Une origine se dessine. Un point. Un lieu mental. Une sorte de coordonnées premières. Comme en géométrie, le point initial ouvre la possibilité d’une ligne. L’espace s’ouvre à partir de là. L’élan trouve une direction. La pensée commence à s’articuler. Le sens naît entre ce point premier et un second point encore inconnu. Une trajectoire prend forme. Une vie psychique se tend entre deux repères.

Ce point de départ n’appartient pas à une réalité figée. Il s’invente dans l’après-coup. Il se forme à travers le regard porté sur ce qui a été vécu. Il se colore de mémoire, de langage, de silence aussi. Ce que j’ai cru vivre, ce que j’ai su, ce que j’ai oublié, ce que j’ai transformé, tout cela fabrique ce point de départ. Le souvenir se construit dans la durée, se recompose, se déplace. À chaque retour, il se modifie légèrement. Il respire.

Un souvenir peut naître d’une situation que d’autres ont traversée en même temps. Une scène vécue ensemble, un moment partagé. Pourtant, ce qui se fixe en moi diffère de ce qui reste en l’autre. Chacun perçoit depuis son monde interne. Le point d’origine se constitue depuis une position singulière. Il ne s’agit pas de divergence après un même départ, il s’agit de différences dès l’entrée. L’événement commun devient plusieurs récits intérieurs. Plusieurs lignes partent de plusieurs points.

La réalité prend forme à travers des représentations. Ce que j’en fais, ce que j’y projette, ce que j’y attache, tout cela façonne mon souvenir. L’autre aussi se souvient. Et son souvenir ne recoupe pas le mien. Il n’y a pas de vérité unique, seulement des points de vue habités, situés, incarnés. La subjectivité inscrit chaque souvenir dans un espace personnel, parfois opaque, parfois lumineux, toujours vivant.

Depuis cette multiplicité, une matière psychique s’élabore. Une topographie intérieure se dessine. Il y a des replis, des axes, des silences, des fragments. Des souvenirs-prisons. Des souvenirs-sources. Des souvenirs-ponts. Des souvenirs-pertes. Chaque ligne tracée ouvre un possible. Vivre, peut-être, c’est dessiner ces lignes depuis ce qui fut. Sentir encore. Porter. Traverser. Inventer.

Ce rien qui fait rire (et travailler)
Lorsqu’on entre — ou qu’on revient — en psychanalyse