L’événement qui entoure cette jeune femme, Ahoo Daryaei, se dénudant en Iran, et l’onde de réactions qu’il suscite, éveille en moi la question du sacrifice, comme un retour du refoulé. Par l’entrelacement des associations libres, je perçois combien cette scène secoue profondément mon propre Sujet, révélant une connexion intime et universelle. D’un côté, elle semble lointaine, comme un écho de luttes et de douleurs que je ne vis pas directement. Mon statut de femme en France ne m’expose pas aux mêmes abus. Et pourtant, il y a là une vibration qui résonne, incarnant l’injustice, l’oppression et la violence faites aux femmes – un fil rouge tendu à travers l’histoire de l’humanité.
Le décès de Mahsa Amini, cette jeune femme de 22 ans arrêtée pour “port du voile inapproprié” et décédée sous la garde de la police des mœurs, est devenu un symbole, presque un archétype du martyre involontaire. Ce drame dévoile une vulnérabilité partagée par toutes les femmes, en Iran, en Afghanistan, et bien au-delà – une réalité quotidienne pour celles qui sont soumises, effacées.
L’image de cette jeune femme qui se dénude, je suppose en acte de résistance, m’inspire une proximité insoupçonnée. Son geste me semble chargé d’une puissance sacrificielle, comme si, par un cri venu des profondeurs de son inconscient, elle clamait : “je suis là.” Ce cri viscéral réveille en moi une peur, celle d’être à mon tour plongée dans une spirale de répression, de violence, d’impuissance. Ce qui se passe là-bas me renvoie à cette éventualité : cela pourrait arriver à n’importe quelle femme qui refuse de se plier. Et moi? aurai je le courage de résister à l'objectivation de mon être?
Je pense ici à l’histoire de Gisèle Pelicot, plus proche pour moi. La violence contre les femmes ne se limite pas à un pays lointain. En libérant cette parole en association libre, je frôle cette peur du dévoilement, de l’imposition du sacrifice, au cœur de ce que signifie être femme, être Sujet, dans un monde qui tend parfois à annihiler ce Sujet féminin: survivre en tant que femme au prix de sa vie.
Pourquoi cette tendance universelle à traiter les femmes comme des êtres de moindre valeur ? Pourquoi cette violence spécifique ? Mon hypothèse est qu’elles incarnent, dans la réalité, l’horreur d’un manque imaginaire : l’idée que, pour qu’il existe des filles, il faut supposer qu’elles avaient, elles aussi, quelque chose entre les cuisses, mais qu’elles l’ont perdu. Et ça c'est pas une idée qui fait plaisir, alors la psyché la refoule, chez tout le monde. Le travail de psychanalyse permet cependant d'y accéder de nouveau. Ainsi parce que le Sujet peut faire le contour de cette représentation de castration, ça peut arrêter de revenir de manière aléatoire en vie de veille, comme un boomerang en pleine tête.
Voici un extrait de "Dieu, le Sexe et les Bretelles" premier tome de la série de bande dessinée Titeuf écrit et dessiné par Zep. P3 La femme avec pas de boules
- Un premier garçon " WAAAh LUI hé! il croit que les femmes elles ont des boules!"
- Titeuf "Bien sûr qu'elles en ont, autrement elles pourraient pas avoir d'enfants. Pauvre nul!"
- Un second garçon " C'est vrai, elles ont des boules et elles les perdent vers treize ans, même qu'elles saignent vachement beaucoup..."
Le travail de Zep est exceptionnel, car il ramène l’infantile dans le traitement de la différence entre les sexes. Je vous conseille l'album il est savoureux. Cela peut sembler simple, voire évident, mais c’est là, je pense, une des clés pour comprendre le traitement réservé aux femmes. Les passages à l’acte contre elles, que ce soit ceux d’hommes envers les femmes ou, parfois, de femmes envers d’autres femmes, naissent de l’illusion que la castration, réalité intérieure du Sujet, serait une réalité extérieure.
L’être humain, face à des idées désagréables, a tendance à les refouler ou à imaginer la destruction des représentations qui le dérangent. Lorsqu’il y a confusion entre cette réalité intérieure, faite de représentations, et la réalité extérieure, elle aussi perçue grâce à des représentations créées dans son intériorité (réalité intérieur), le Sujet peut trouver un échappatoire en passant à l’acte. Ce passage à l’acte apaise son angoisse liée à la castration, une angoisse réactivée par la présence des femmes, qui lui rappellent cette blessure intérieure dans la réalité commune.
Par ce geste, d'Ahoo Daryaei j'entends un sacrifie pour transmettre un message. Dans son pays, le fait de se dénuder équivaut presque à la mort. Je peine à trouver le mot juste pour qualifier cet acte, entre courage et sursaut du Sujet, pour exister au-delà de la dissolution imposée par l’emprise des hommes de son pays. Comment une femme peut-elle être entière dans une société qui la confine à une image figée, définie par ce qu’elle “doit” être ? En Iran, les femmes qui essaient simplement d’être, sont brutalisées, tuées. Elles deviennent des objets de politique, soumises à des règlements qui tentent de définir leur essence. Cette objectivité violente les tue à deux niveaux : d’abord dans leur subjectivité (car être objet tue le Sujet) et ensuite physiquement.
Je me dis alors que dans ce contexte, le dénudement devient un acte de survie, un moyen de s’affirmer Sujet, au péril de son corps, à l’image d’Antigone. Elle réaffirme son humanité, même au prix de sa vie. Cet acte rappelle d’autres gestes marquants, tels que celui du moine Thích Quảng Đức, Lâm Văn Tức de son nom de naissance, qui s’immola en 1963 pour dénoncer la répression des bouddhistes au Vietnam. Ici la répression est dirigée contre des personnes vues comme différentes, tout comme les femmes sont également vues différentes des hommes. Ce geste, immortalisé par une photographie primée de Malcolm Browne, a suscité une émotion mondiale, mettant en lumière l’injustice du régime de Diệm envers la majorité bouddhiste.
La similitude avec les images d’Ahoo Daryaei devant son université est frappante, dans l’onde de réactions que son acte a suscité à travers le monde. Son refus d’être réduite à un objet pour se sauver en tant que Sujet devient un symbole fort, qui se dessine et se diffuse par les images, éveillant une conscience globale de ce qu’implique cet acte de résistance.
Je reviendrai sur cette question du corps, à la fois enjeu de répression et de résistance subjective, et sur le pouvoir de l'image – celle qui, par moments, éveille une conscience, suscite un élan de soutien. Car voir le malheur, parfois, incite à donner un peu, ou, tout au plus, émeut un monde qui, derrière ses écrans, reste à l'abri de l'odeur de la poudre. Mais l'enjeu véritable n'est pas tant de donner que de prendre sa responsabilité de Sujet face à ce qui se joue dans la réalité conjointe dans laquelle nous vivons.
Je vous laisse avec la vidéo de Richard Abibon qui traite de la question du Sacrifice, vidéo tournée quelque temps après les attentats de 2015: cliquez ici
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon