L’arrachement
Aujourd’hui, j’ai vu que le néflier et l’érable avaient disparu du Jardin du Ravelin. Plus d’ombre naissante, plus de branches qui grandissent, plus de place pour le vivant. Juste un vide. Juste l’espace arraché. Et en moi, ça monte. Pas juste un pincement au cœur, pas juste une déception. Une colère. Une rage brute, immédiate. L’envie irrépressible de rendre le coup, d’aller chercher celui ou celle qui a fait ça et de lui faire sentir ce que moi je ressens.
Je le sais, pourtant: c’est interdit. Dès l’instant où une pulsion surgit, mon gendarme intérieur se dresse, m’imposant l’interdit de nuire à l’autre. Avant même que la loi n’intervienne, j’ai cette faculté de discerner entre le fantasme et la réalité, ce qui me permet de ne pas passer à l’acte bien en amont. C’est cette double barrière – l’interdiction intérieure et la lucidité – qui m’empêche d’attenter à l’intégrité physique ou psychique d’un autre. Et si ces garde-fous venaient à manquer chez certains, alors c’est la loi qui prend le relais pour poser la limite que tous ne portent pas en eux. Mais à cet instant précis, ce n’est pas la loi ni l’ordre social dont j’ai le goût de vous parler. Non pas qu’ils soient insignifiants, mais ils ne sont pas le champ que je choisis d’explorer ici. Ce qui me retient, c’est l’inconscient, la psyché en mouvement. Lorsque je constate le vol, mon esprit s’empare de la situation autrement, il la met en scène, il projette des images où je reprends ce qu’on m’a pris, où l’arrachement trouve sa réponse dans un autre arrachement. Pour être un peu plus cash, c’est l’idée de coller une mandale au malotru qui a pris ces arbres que je voudrais explorer ici avec vous. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce qui se met en mouvement en moi lorsque je ressens cela : quels mécanismes s’activent, qu’est-ce qui se joue dans ma psyché à cet instant précis ?
D’où je parle ?
Ce que je ressens à ce moment-là, ce n’est pas la pensée rationnelle. Ce n’est pas le discours socialement acceptable. C’est la pulsion brute. L’inconscient qui réagit avant même que le cadre social et la loi viennent tempérer, structurer, encadrer.
L’objet de mon propos n’est pas la loi en tant que telle, et pourtant, l’association libre m’y ramène. Je ne l’évoque pas pour en donner une définition figée, mais parce qu’en la questionnant, j’explore ce qu’elle révèle de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elle est à la fois structure et manifestation, le produit d’une convention entre êtres humains qui, portés par leur inconscient, ont néanmoins su, dans la réalité de l’état de veille, se mettre d’accord sur tout ou partie des règles nécessaires pour vivre ensemble. C’est ce mouvement intérieur, cet élan vers l’ordre ou le débordement, qui m’intéresse. Avant d’être un socle figé, la loi est un écho de subjectivités passées, une empreinte des peurs, des désirs et des compromis d’une époque. Elle naît de l’accord – fragile, mouvant – entre des individus qui, à un instant donné, estiment nécessaire d’imposer des limites, d’organiser le tumulte, d’éviter que la rage ne devienne vendetta. C’est un bricolage mental collectif, une architecture pensée pour protéger, parfois pour contraindre, souvent les deux à la fois. Mais parce qu’elle est façonnée par des esprits situés, inscrits dans une époque et un réseau d’influences, elle n’est jamais un absolu. Elle fluctue, se plie aux intérêts de ceux qui la formulent et de ceux qui l’exécutent. Ce qui est condamné ici est toléré ailleurs. Ce qui semble aujourd’hui juste pouvait hier être criminel. Et inversement.
Parfois, la loi se heurte à ce qu’elle prétend défendre. Elle encadre, mais elle entérine aussi. Elle autorise l’abattage des forêts, l’épuisement des terres, l’expropriation au nom d’un “intérêt général” qui n’a rien d’universel. Elle garantit l’ordre, mais quel ordre ? Celui voulu par ceux qui en définissent les contours, selon leur propre idée du juste. Alors oui, je suis bien aise de vivre dans un pays où les lois me garantissent une liberté qu’en tant que femme, tant d’autres n’ont pas ailleurs, car dans leur pays, ces mêmes lois restreignent bien plus sévèrement leur espace de vie et d’action. Mais je ne les sacralise pas, car si elles peuvent être un rempart, elles restent le reflet des subjectivités qui les ont façonnées. La justice elle-même n’est pas une vérité universelle, mais une construction mouvante, issue de l’équilibre instable entre des visions du monde qui s’affrontent et s’influencent.
Ce que vous lisez ici est le témoignage d’une subjectivité. Quand je parle d’arbres, de forêts, je parle de ce qui me meut, de ce qui m’émeut. Pour d’autres, ce sont les tours d’hôtels, les projets urbains, la création de richesses, la dynamique économique qui suscitent une autre forme d’émotion. Deux logiques, deux prismes qui s’opposent et pourtant obéissent à la même structure fondamentale : celle de l’humain tentant d’ordonner le chaos, de donner sens à son rapport au monde. Je l’assume : ma pensée est située, elle n’a rien d’universel. J’émets l’hypothèse que ces manières d’être au monde, si opposées soient elles, ne sont que des variations d’une même structure : celle de l’humain face à la finitude, à sa propre finitude, au vieillissement de son corps et au temps qui file. Chacun cherche à composer avec l’éphémère, à donner sens à l’instant, à sa vie. Nous façonnons des lois comme nous construisons des certitudes, en fonction de ce que nous percevons, de ce que nous sommes capables d’admettre. Pour ma part, j’aimerais un cadre qui permette à chacun d’exister au-delà de l’étiquette de ressource humaine. Mais mon métier, ce n’est pas d’écrire des lois. Alors je vais m’arrêter ici sur cette question pour poursuivre sur ce que cela m’a fait, ces deux arbres arrachés au jardin que je fréquente, car si j’ai abordé la loi, c’est avant tout pour illustrer comment elle s’entrelace avec le processus psychique de l’être humain que je suis.
Un pan glissant vers la destruction?
Je sais que je ne suis pas la seule à ressentir ça. Ce mécanisme de vouloir anéantir l’autre, cet autre qui dérange – dérange parce qu’il a pris, parce qu’il a fait disparaître, parce qu’il a touché à ce qui comptait – je l’entends au cabinet, dans les récits qui se déploient séance après séance. Il est en moi aussi, bien sûr, mais il traverse également l’histoire, les conflits, les guerres. Pour d’autres, ce sentiment de dérangement se localise : dans une parole de trop, dans un affront, dans un territoire disputé, dans une couleur de peau… Mais ici, je parle de moi. Et pour moi, ce qui dérange aujourd’hui, c’est le vol de ces deux arbres que j’aimais. C’est là que ça se loge, dans cet espace arraché, dans cette absence imposée. C’est ça que je veux explorer.
Ici, le cadre de la loi est bien là. Il existe, il pose des limites, il définit ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Et pourtant, quelqu’un a franchi cette limite. Et moi, je ressens cette injustice au plus profond de moi. Non pas parce que je vis dans un monde sans règles, mais parce que quelque chose m’a été pris. On m’a pris mes deux arbres. On a coupé l’herbe sous mon pied – et ce n’est pas qu’une expression. On a abattu l’arbre du jardin. Ce n’était pas un simple élément du décor, un objet sans importance. C’était là, cela comptait, je les aimais. La loi, elle, reconnaît le vol. Alors oui, la loi est essentielle. Mais je perçois aussi combien je m’y accroche comme à un prétexte, comme si j’avais besoin d’elle pour légitimer ma douleur. Regardez, la loi interdit cet acte, donc j’ai raison d’en souffrir. Comme si je ne pouvais pas simplement affirmer : j’ai perdu quelque chose, et cela me fait mal. Je prends conscience ici que la loi, bien qu’elle puisse encadrer et sanctionner, demeure impuissante à véritablement reconnaître ma peine. Celle-ci relève de l’intime, de l’éminemment subjectif. Certes, la loi tente parfois de l’appréhender, d’en donner une traduction juridique, mais elle ne saurait en éprouver la réalité sensible, ni en mesurer la profondeur affective que je ressens.
Mon inconscient, lui, n’a pas attendu que la loi soit bafouée pour s’agiter. Il était là de toute façon. Il n’a pas besoin de cadre, il se fout des justifications. Ce qui le frappe, ce qui l’agite, ce qui le retourne, c’est la sensation brute de la perte. Parce qu’elle ne s’arrête jamais à l’objet perdu. Elle en réveille une autre, plus ancienne. Et je sais laquelle: c’est la castration. Ce n’est pas un simple concept théorique que je manipule en tant que psychanalyste, c’est ce que j’entends, ce que je vois à travers les associations, les résistances, les passages à l’acte et les rêves. La castration, c’est ce moment fondamental où l’enfant rencontre le manque, où il comprend qu’il y a quelque chose à un endroit, et un trou / un rien à l’autre. Cette découverte brutale d’une différence irréductible. Quelque chose qui est là et quelque chose qui ne l’est pas. Une présence d’un côté, un vide absolu de l’autre.
Cette absence et cette présence ne sont pas sans me rappeler un autre élément structurant de la psyché, ce que Freud a appelé le Fort-Da. Ce jeu où l’enfant, en lançant et en récupérant un objet, met en scène la perte et le retour, la disparition et la réapparition. Ce moment où il tente, déjà, de donner un sens à l’absence en la maîtrisant, en la reproduisant. Le jeu d’un contrôle illusoire sur l’irréversible. Et c’est bien pour ça que l’enfant aime jouer à perdre. Pour conjurer la perte, pour la transformer en quelque chose qu’il peut contrôler. Parce que ce qui rend la perte supportable, c’est la possibilité de fabriquer une image à la place de l’objet disparu. Ce n’est que lorsqu’on n’a plus l’objet sous les yeux qu’on peut commencer à se le représenter, à le garder autrement. L’objet perdu devient une image que l’on peut emporter avec soi. C’est l’absence qui ouvre la possibilité de fabriquer une présence intérieure. Comme ce petit rituel si simple, mais si puissant en témoigne aussi: je me cache et je me montre. Je disparais derrière mes mains d’adulte et l’enfant éclate de rire. J’apparais de nouveau et il rit encore. Parce que dans cet entre-deux du je suis là et je ne suis plus là, il expérimente la disparition, mais sous une forme rassurante. Une disparition pour de faux, une perte qui n’en est pas une. Une façon de tester ce qui est en jeu dans toute perte réelle : va-t-on me retrouver ? Va-t-on me garder en mémoire ? Alors, cette perte qui me travaille, cette absence qui me hante, peut-être faut-il aussi que je l’apprenne autrement. Qu’elle ne soit pas seulement ce qui me manque, ce qui me fait défaut, mais aussi ce qui me permet de fabriquer. De transformer l’objet perdu en image, en pensée, en souvenir vivant.
Ce que la psychanalyse me permet: transformer au lieu de basculer
Alors, je fais quoi avec ça ? Je ne vais pas traquer celui qui a fait ça. Je ne vais pas lui rendre le coup. Mais la colère est là, elle tape, elle insiste. Si je fais semblant qu’elle n’existe pas, elle ne s’évapore pas. Elle se compacte, se durcit, ressort ailleurs, sous une autre forme. Une tension qui s’installe, une irritation diffuse, un débordement un jour, au mauvais moment.
La psychanalyse, c’est précisément ce qui m’empêche de me laisser engloutir par tout cela. La maïeutique, ce travail d’analyse, ressemble à la manière dont je vous ai écrit ce soir : adresser ma parole à un autre qui n’est pas moi, parce que je lui suppose un intérêt pour ma personne. Je prends le temps du détail, j’explique, je donne à voir ce que je ressens et, ce faisant, je découvre de nouvelles choses sur moi-même. Ce travail d’analyse me permet de prendre cette colère, de la regarder en face, de comprendre ce qu’elle remue en moi. Ce n’est pas seulement une histoire d’arbres. C’est un manque qui réveille autre chose, une résonance plus ancienne, l’écho de pertes passées. Cela parle de ce qui m’échappe, de ce que je ne maîtrise pas, de ce qui est là un jour et disparaît le lendemain. Mettre des mots dessus, c’est déjà lui donner une forme. Ça m’aide à me représenter ce qui se joue, à ne pas me sentir envahie par une rage informe, à pouvoir dire : oui, c’est légitime de ressentir ça. Et parfois, ça me donne la force d’aller faire valoir mes droits, de rappeler aux représentants de la loi qu’elle existe aussi pour ça, qu’on ne peut pas arracher sans conséquence.
Et puis, une fois que la colère a pris corps dans le langage, elle peut aussi se déplacer. Plutôt que de me figer dans le manque, elle peut glisser ailleurs. Dans un acte qui ne répond pas par la destruction, mais qui remet du vivant là où il a été abîmé.
Alors je plante.
Parce qu’ils ont coupé, et que moi, je continue. Pas dans l’oubli, pas dans le déni, mais dans un mouvement qui refuse que tout s’arrête là.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon