Sur cette photo, un instant suspendu : moi, petite, lovée dans un panier, et lui, mon père, solide et silencieux, me tenant comme on tient ce qu’on ne sait pas dire. Il me portait, et dans ce geste — brut, maladroit peut-être — il y avait tout.
Il gueulait. Trop. C’était sa manière, son mode d’emploi cabossé. Sur son lit de mort, il m’a demandé pardon : « Tu comprends, on savait pas comment faire… »
Ça m’a saoulée, un peu, beaucoup. C’était tard. Mais ses mots, lancés dans l’entre-deux du monde, m’ont touchée. Je ne suis pas folle : oui, il gueulait. Et pourtant, ces excuses ont fissuré quelque chose en moi. Allégé un poids ancien, sans l’effacer.
Il n’aimait pas les écolos des villes — ceux qui parlent de nature en l’ayant survolée en TGV, ces gens de la ville qui parlent de ce qu’ils connaissent pas. Il s’en méfiait comme d’un mensonge bien emballé. Il plantait les salades au cordeau, la terre laissée nue, nette. C’était sa manière à lui : droite, sans détour.
Et aujourd’hui, moi, je suis peut-être cette écolo des villes qu’il redoutait. Je paille, je densifie, je diversifie, je plante : en pleine ville. Mais j’ai emporté avec moi un bout de sa nature — pas seulement celle du sol, mais celle du geste, du soin. Dans mes pratiques nouvelles, il y a ses mains anciennes.
Il croyait que Planoise à Besançon, c’était Chicago (Chicago étant vu comme très dangereux par le bonhomme mon père). Alors il s’inquiétait pour moi, qui y travaillait. Son amour était inquiet, souvent maladroit, mais il aimait, c’est certain.
Il parlait de la douleur de voir ses amis partir, de l’angoisse de nous laisser, ma mère et moi. Il restait pragmatique, jusqu’au bout : « Nettoyez le conduit de cheminée, qu’elle puisse faire du feu cet hiver. » Même dans l’absence, il pensait au confort des autres.
Au-delà de ses grognements, de ses silences, de cette manière qu’il avait de s’effacer pour ne pas déranger chez les autres, il a été mon sucre. Une douceur un peu rugueuse, mais précieuse. Celle d’une enfance qui en avait besoin.
Il a été là. Comme il a pu. Et ça, c’est déjà beaucoup.
Le deuil, ce n’est pas une vérité trouvée dans un livre. Ce n’est pas une date, ni une pierre gravée en lettres d’Or. C’est un chemin. Le mien, aujourd’hui, me ramène à lui — pas pour l’idéaliser, mais pour reconnaître tout ce qu’il a été. Ce qu’il a transmis, malgré lui. Ce qu’il m’a laissé, en silence.
Et surtout, cette étrange certitude qu’il m’a entendue.
L’inconscient se joue du temps, ce souvenir toque à ma porte à quelques jours de l’ anniversaire de sa mort le 2 octobre 2021.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon