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Faire commun : santé mentale, lien social et subjectivités en mouvement

Version courte

Introduction – Faire commun, faire lien, faire soin

La santé mentale n’est pas seulement affaire de soin ou de diagnostic ; elle interroge aussi notre manière d’habiter le monde ensemble. À l’instar des questions sociales ou territoriales, elle engage celle du faire commun : comment coexister, s’écouter, se transformer mutuellement, malgré nos différences ? En effet, lorsqu’une personne se sent réellement entendue, un apaisement devient possible ; cela ne supprime ni la douleur ni la peur, mais cela permet de vivre avec, de leur donner forme, de ne plus y être submergé. Être entendu, ce n’est donc pas être « réparé », mais pouvoir exister dans une relation vivante, où la parole circule. Or, ces espaces d’écoute ne concernent pas uniquement les individus : le collectif en a tout autant besoin, car un groupe est avant tout un assemblage d’histoires, de corps, de voix. Dès lors, permettre à chacun de parler et d’être reçu revient à prendre soin à la fois des personnes et de ce qui les relie. C’est précisément à partir de cette conviction que je m’engage, au Tiers-Lieu Le 97 comme dans mes recherches sur la facilitation, la conciergerie, ou mes réflexions autour de la psychanalyse, de la santé mentale et du travail social. Ce fil conducteur revient sans cesse : comment créer des conditions d’accueil de la parole, sans assignation ni jugement ? Car ce qui se joue là n’a rien de marginal ; bien au contraire, c’est le cœur même du lien social. Écouter, c’est reconnaître l’existence de l’autre, même abîmé·e, même hors cadre, et c’est aussi, pour celui ou celle qui écoute, accepter d’être déplacé·e, mis·e à l’épreuve. Cela vaut pour chaque individu, autant que pour le collectif dans son ensemble.

I. Santé mentale : un idéal normatif ou une écoute de l’altérité ?

La santé mentale n’a pas toujours eu la même définition ; ainsi, en 1947, l’OMS la présente comme « un état de complet bien-être physique, mental et social », une formule en apparence généreuse, mais qui fixe en réalité un idéal de complétude inatteignable. Or, comme le souligne Mathieu Bellahsen, cette vision sous-entend que celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas seraient en déficit, alors même que l’humain est fait de manques, de contradictions, de fragilités – c’est précisément dans cette incomplétude que réside sa singularité. Par la suite, la définition plus récente proposée par l’OMS évoque la capacité à « se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté » ; bien qu’elle paraisse plus concrète, elle introduit en réalité des critères normatifs tels que la productivité, l’adaptation, ou la participation. Dès lors, la santé mentale devient affaire de performance, de conformité à un système, glissement révélateur du tournant néolibéral des politiques de santé : au lieu d’interroger les causes sociales de la souffrance, il s’agit désormais d’adapter les individus à ce qui les abîme. En France, cette logique prend notamment la forme d’un modèle biomédical dominant, qui réduit les troubles psychiques à des symptômes à faire taire, et dans lequel le soin devient prescription tandis que la relation thérapeutique se dissout. Dans ma pratique, j’ai rencontré de nombreuses personnes prises dans cette double assignation – psychiatrique et sociale – qui exprimaient ne pas se sentir reconnues, leur souffrance étant rabattue sur des catégories figées. Pourtant, j’ai aussi vu ce qui devient possible lorsqu’une écoute réelle émerge, souvent portée par un professionnel capable d’accueillir ce qui se dit au-delà des mots attendus : c’est à cet endroit qu’un chemin peut s’ouvrir, pour retrouver une activité, une relation, un sentiment de continuité, ou encore une expression singulière qui trouve un écho dans le collectif. Certes, être entendu ne résout pas tout ; néanmoins, cela rend possible un mouvement. Comme l’écrit Richard Abibon, l’écoute n’efface pas l’angoisse, mais elle permet d’y mettre des mots, de lui donner forme : ce n’est pas la guérison, mais un lien vivant. Et, comme le rappelle Bellahsen, « ce n’est pas la folie qui isole, c’est l’absence de réponse humaine ».

II. Travail social : quand prendre soin devient procédure

Le travail social, lui aussi, est traversé par une transformation silencieuse ; il ne s’agit pas tant d’une privatisation que de l’imposition d’une logique gestionnaire, dans laquelle les personnes deviennent des fonctions, des « ressources humaines » au service d’objectifs définis d’en haut. Cette logique, qu’elle soit publique ou privée, infiltre progressivement les structures par le biais des appels à projets, des référentiels, et des obligations de résultats, laissant ainsi peu de place à la personne dans toute sa complexité. En conséquence, les professionnels se voient contraints de produire des preuves, de suivre des procédures, et de faire entrer la diversité des situations humaines dans des cases standardisées ; l’action s’en trouve déshumanisée, et l’écoute, contractualisée. Comme l’analyse Johann Chapoutot dans Libres d’obéir, le management contemporain délègue certes des tâches, mais sans offrir de véritable pouvoir : il impose une fausse liberté, exigeant l’adhésion tout en interdisant un véritable choix. Cette tension devient particulièrement vive dans le secteur social, où les agents sont rendus responsables de résultats sans disposer d’aucun pouvoir sur les causes ; on leur demande d’agir, mais sans leur en donner les moyens. Dès lors, une contradiction profonde s’installe, générant un malaise croissant entre responsabilité affichée et impuissance fabriquée. Sous couvert d’« accompagnement », l’intervention devient souvent une exigence implicite de normalisation : il faut formuler un projet, adhérer, collaborer, sans quoi l’aide se retire. Ainsi, l’évaluation sociale prend la forme d’une lecture déficitaire des existences. Pourtant, malgré ce contexte contraint, de nombreux professionnel·les résistent : ils s’efforcent de maintenir une éthique du lien, de rester attentifs à ce qui se dit entre les lignes, à ce qui échappe aux cadres. Néanmoins, cette résistance se heurte à un discours dominant qui parvient même à récupérer les termes de l’émancipation : ce qui est nommé « écoute », « empowerment », ou « co-construction » masque parfois, derrière une façade participative, une injonction à la conformité.

III. Tiers-Lieux et gouvernance du commun : écouter autrement

Au Tiers-Lieu Le 97, nous partons d’une réalité brute : des personnes de tous âges, aux parcours et désirs divers, essaient de faire groupe, de créer ensemble. Cette diversité constitue notre matière première, car elle rend possible une mise en commun vivante et imprévisible. Or, pour que cela tienne, il faut des lieux d’adresse, où la parole puisse résonner sans devoir se conformer à une norme ; non pas pour corriger ce qui déborde, mais précisément pour l’accueillir. En effet, ce qui traverse chacun – douleurs, élans, solitudes, fragilités – ne peut être dissocié du collectif : ce qui se vit intimement fait partie du lieu. Ainsi, le deuil d’un proche, une parole libérée autour d’un café, ou un corps qui recommence à danser deviennent autant de fragments qui composent la trame sensible de notre projet. C’est pourquoi nos pratiques de facilitation et de conciergerie ne cherchent pas à cadrer, mais à ouvrir ; elles veillent à ce qui relie, à ce qui échappe, à ce qui manque sans être nommé. Que ce soit dans des repas inscrits à l’agenda ou dans des échanges informels, ce sont parfois ces moments discrets qui font surgir les paroles les plus nécessaires. De plus, la stigmergie – cette manière d’organiser à partir de traces laissées et reprises – permet une coordination sans hiérarchie apparente ; toutefois, cela n’implique pas une autorégulation magique, car cela exige de l’attention, du soin, et des ajustements constants. Autrement dit, quand les rôles deviennent flous ou au contraire trop concentrés, le collectif vacille ; quand la parole ne circule plus, l’élan s’essouffle. Même l’écoute, si elle est instrumentalisée – pour pacifier ou intégrer sans transformation réelle – peut devenir un outil de contrôle. C’est pourquoi il est crucial de pouvoir nommer ce qui coince, et de créer des espaces pour dire ce qui déborde. Comme nous y invite Chapoutot, le langage de la liberté peut lui-même être détourné pour maintenir une obéissance invisible ; cette mise en garde résonne fortement avec notre expérience. En définitive, la liberté ne se proclame pas : elle se construit, patiemment, dans le quotidien, par la parole partagée, les gestes de reconnaissance, et la possibilité donnée à chacun·e non seulement de suivre, mais de faire trace, d’influencer, d’exister pleinement.

IV. Structurer le collectif pour transformer le désaccord en force

Les désaccords ne sont pas des accidents ; bien au contraire, ils sont constitutifs du collectif, car ils expriment les tensions, les limites, les différences de vues. Certains processus les prennent d’ailleurs comme point de départ, considérant qu’un groupe peut traverser un désaccord sans imploser, à condition toutefois que certaines bases soient posées : des espaces de parole sans enjeu de validation, des modes de décision qui ne forcent pas le consensus, et une attention constante portée au climat relationnel. En ce sens, des outils comme les cercles de régulation ou les décisions par consentement permettent non pas d’éviter le conflit, mais de l’accueillir comme une matière à transformer. Cette démarche se retrouve aussi dans l’Open Dialogue, qui propose de faire place à la polyphonie, aux voix multiples, y compris contradictoires. Même si notre fonctionnement en tiers-lieu ne s’en réclame pas directement, il partage cette posture : répondre rapidement, inclure largement, favoriser la continuité des liens et accueillir l’incertitude, car le soin se joue dans la relation et non dans la procédure. Dans cette perspective, l’objection elle-même devient un acte de subjectivation ; elle trace un écart, nomme un inconfort, rappelle une limite – et cette tension entre les voix, loin de détruire le groupe, peut au contraire le renforcer, à condition qu’elle soit travaillée collectivement. Trop souvent, les institutions cloisonnent les domaines : le social d’un côté, le soin de l’autre, la psy ailleurs encore ; or les savoirs, eux aussi, peuvent dialoguer. C’est précisément dans ces chevauchements, dans ces frictions, que peut surgir une écoute plus fine. Certes, de telles pratiques exigent du temps, une véritable culture du conflit, une disponibilité à ce qui dérange ; mais en retour, elles permettent au collectif de rester vivant, non pas en lissant ses différences, mais en les nourrissant.

V. Faire lien entre subjectivité et action collective

Entendre une parole, c’est reconnaître une expérience, souvent marquée par la douleur ou la solitude ; cela ne « soigne » pas au sens strict, mais cela transforme, car cela donne place à une existence. Partout, on entend ce cri : « On ne nous écoute pas » – dans les institutions, les couples, les familles – non pas parce que les mots manquent, mais parce qu’écouter ne signifie pas simplement entendre : cela suppose d’accueillir ce que ces mots contiennent de vécu, de peine, d’histoire. Dans mon travail social et psychanalytique, j’ai été confrontée à de nombreux récits de parole confisquée, réduite à un protocole, à un diagnostic, non par malveillance, mais bien souvent du fait d’un système qui rend l’écoute impossible, qui efface le sujet au profit de la procédure. Pourtant, parfois, un espace se crée – une rencontre, un moment, une adresse – et là, quelque chose peut se dire autrement. Lorsque cette parole est véritablement reçue, elle peut réactiver un désir, une relation, un projet, non pas parce qu’elle est utile, mais parce qu’elle est reconnue. C’est précisément ce qu’exprime Richard Abibon : il faut des lieux où la parole n’a pas besoin de justification, où elle n’est pas aussitôt ramenée à une fonction ou un objectif. Ces lieux sont rares, mais lorsqu’ils existent, ils deviennent de véritables points d’appui pour agir. Le collectif, dès lors, ne se réduit pas à un cadre d’intégration : il devient un espace qui s’ouvre à ce que chacun y apporte, et dans lequel le lien social ne s’impose pas, mais se construit à partir de ces adresses singulières, de ces mises en récit, et de ces frictions fertiles.

VI. Des tensions nécessaires

Tout groupe humain traverse des conflits ; loin d’être une menace, c’est au contraire un signe de vie, car là où il y a du langage, il y a nécessairement du malentendu. Ce qui importe, dès lors, ce n’est pas tant d’éviter les tensions que de pouvoir les exprimer. Au 97, même sans comité formel, des décisions se prennent, des tensions se traversent, des choses se disent – parce que nous laissons circuler une parole adressée, c’est-à-dire une parole qui n’est ni anonyme ni flottante, mais qui cherche un écho. Or, ce qui se dit n’a pas toujours besoin d’être compris, résolu ou traduit : parfois, il suffit simplement que cela soit reçu, et c’est dans cette réception qu’une part de subjectivité peut se restaurer. Encore faut-il, pour cela, ne pas vouloir normaliser aussitôt ce qui est dit, ne pas chercher à soigner, à interpréter ou à corriger, mais accepter d’être là, disponible, sans savoir d’avance ce qui peut advenir. Cette posture, dans nos métiers, est difficile à tenir, car tout pousse à catégoriser, à répondre, à traiter. Pourtant, l’écoute véritable ne vise pas une solution : elle soutient une présence, elle accueille l’autre dans ce qu’il exprime, sans chercher à le ramener immédiatement à l’ordre. C’est précisément là, dans cet espace incertain mais habité, qu’un lien peut se créer – non parce qu’il serait harmonieux, mais parce qu’il engage une responsabilité : celle d’accueillir l’étrangeté de l’autre, sans la réduire.

VII. Laisser vivre la parole sans l’encadrer

Ce qui importe d’abord, ce n’est pas ce qu’on fait de la parole, mais qu’on lui laisse un espace – un espace où elle peut se dire sans être coupée, dirigée ou immédiatement ramenée à un sens. C’est dans cet esprit que, dans notre séminaire de psychanalyse libre et open source, nous avons posé un cadre clair : ne pas interrompre, ne pas interpréter, ne pas chercher à faire entrer le récit dans une cohérence prédéfinie. Ce cadre a permis que des paroles longtemps tues puissent se déposer, à leur rythme. En effet, cette adresse collective, sans évaluation ni fonction assignée, a ouvert la possibilité, pour certaines, de dire ce qui ne trouvait pas d’espace ailleurs. Le sujet se construit précisément dans cette latitude : celle de parler sans devoir se formater. Ainsi, soutenir une parole, c’est d’abord lui reconnaître une dignité – même si elle est inachevée, répétitive, circulaire – c’est lui accorder le droit d’exister. Et ce droit, dans bien des cas, vaut déjà soin. Écouter de cette manière, c’est accepter l’inconnu, renoncer au contrôle, s’ouvrir à ce qui vient, même si cela n’est ni utile, ni clair, ni attendu. C’est là, dans cet accueil sans condition, que commence une autre forme de soin : un soin qui ne redresse pas, mais qui accompagne.

VIII. Et toi? Où es-tu ? – Une invitation

Ce texte n’est ni un programme, ni un modèle : c’est une adresse. À toi. Où es-tu, dans ta vie, dans ton métier, dans ton lieu ? Que fais-tu de ce que tu entends ? Que peux-tu permettre, là où tu es ? Car cette posture – d’écoute, de présence, de disponibilité – peut s’activer sans mandat, sans plan institutionnel ; elle commence par un déplacement intérieur, par la reconnaissance que toute parole vaut, même lorsqu’elle dérange, et qu’elle peut être accueillie. En effet, les territoires du commun ne se décrètent pas : ils s’inventent dans le quotidien, à travers les gestes infimes qui rendent possible un autre vivre-ensemble – non par une gouvernance technocratique, mais par une attention située, incarnée. Changer de cadre ne signifie pas tout refaire ; cela peut simplement commencer par une ouverture dans un hall d’immeuble, un couloir d’école, une salle d’attente – là où une parole peut passer, un lien peut naître. Alors, toi : que peux-tu activer, depuis là où tu es ? Il ne s’agit pas de devenir militant ou expert, mais d’oser une présence, une écoute, une implication. Sujet parmi d’autres. Sujet écoutant. Sujet parlant. Sujet vivant. C’est de là, précisément, que peut commencer une politique du soin – et, avec elle, une politique du monde.

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