Le quotidien, vu depuis mes fenêtres
Je suis Christine. J’habite le quartier Battant, à Besançon. Je suis aussi maman de deux enfants, et si je dois dire les choses simplement, je crois que je me sens plus de mon quartier que de ma ville. C’est ici que je vis, que je vois le monde passer. Chaque matin, depuis mes fenêtres, c’est un flux : des gens de partout, de toutes sortes. Des costards bien taillés, des cols blancs, des robes ajustées. Des casquettes à l’envers, des corps en survêt, des visages creusés de fatigue, des blouses blanches, des sacs de livraison, des fringues de celui qui dort dans la rue. Une foule mouvante, disparate, traversée par les mêmes courants invisibles : vivre, aller, tenir.
Le mélange Battant
Mon quartier, c’est un mélange. Des habitants de tous âges, de toutes origines, de toutes histoires. Dans la même rue, on croise un professeur d’université, un médecin, et un homme qui pousse une porte pour s’abriter un moment. Une mosaïque d’existences où chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Il y a pourtant quelque chose qui nous relie tous : une vibration commune, celle de l’affect. Cette chose invisible et pourtant si concrète, qui passe par le corps, qui nous rappelle, à travers la douleur ou la joie, que nous sommes humains. Ce lien-là, je le sens profondément. Il ne se dit pas, il se traverse.
Les miettes, comme matière à faire ensemble
Et parfois, j’ai le sentiment que ce quartier vit avec les miettes laissées par d’autres, là-haut, qui ne savent plus trop quoi faire de leur propre condition d’être humain. Mais ces miettes, justement, on peut déjà en faire beaucoup. Quand on les regarde de près, elles sont pleines de vie, de savoirs, de gestes, d’idées, de forces discrètes. Pour peu qu’on sache faire ensemble, les miettes deviennent pâte, levain, matière à créer. Un quartier battant, c’est ça : la somme de ce que chacun porte et sait faire. Ceux qui cuisinent, ceux qui réparent, ceux qui écoutent, ceux qui plantent, ceux qui racontent, ceux qui rient. Quand on met tout ça ensemble — les talents, les fragilités, les histoires, les élans — on fait des choses de fou. Pas besoin d’attendre que tombe quelque chose de la table du haut : ici, la vie s’invente à hauteur d’homme, avec ce qu’on a sous la main.
L’épreuve et le reflet
Le mal, je crois, n’est pas ailleurs : il est dans cette condition même d’être au monde, voué à s’éteindre. Dans cette évanescence qui fait que le corps se délite, se retourne parfois contre soi. Et chacun, à sa manière, tente de faire avec. Ce qui m’attriste, c’est quand ceux qui n’ont que quelques miettes finissent par se déchirer entre eux.
Je comprends ce mécanisme — pas pour y adhérer, mais parce que je l’ai traversé. Quand j’ai eu mon cancer du sein, j’ai ressenti une colère absurde contre celles dont le cancer était moins grave que le mien, comme si leur part de santé en plus me volait quelque chose. Et inversement, savoir qu’il y en avait d’autres plus atteintes que moi me rassurait, un peu honteusement : ça me permettait de conjurer ma peur d’y rester, d’apaiser l’angoisse de voir mon corps se déliter. C’était humain, trop humain. J’en suis pas fière, mais au moins, je n’ai pas transformé cette peur en cible. Parce que c’est souvent ça, au fond : quand on va mal, l’autre devient le réceptacle de ce qu’on ne peut pas supporter en soi. Ce qui fait mal à l’intérieur, on le rejette dehors, on lui trouve un visage. On se dit : c’est pas moi, c’est lui, c’est elle, c’est eux. C’est une manière de tenir, de se protéger du gouffre. Sauf que dans la société qui est la nôtre, ce “c’est pas moi, c’est l’autre” venu d’en haut descend comme une pierre. Il tombe sur ceux d’en bas, sur celles et ceux qui ont déjà peu, et qui se retrouvent à porter la faute, la honte, le poids de ce que d’autres refusent d’affronter. Et cette mécanique là, elle tue. Pas symboliquement : vraiment. Elle tue socialement, elle tue physiquement, à force de mépris, de paperasse, de contrôles, de décisions froides prises derrière des écrans. Des violences en col blanc qui font saigner sans qu’on voie le sang.
Une humanité tranquille
Peut-être que l’humanité réside justement là : dans cette faculté à ne pas oublier que nous sommes des êtres finis. À accepter que la vie, quoi qu’on fasse, se terminera un jour. Aujourd’hui, cette idée ne m’effraie plus. Elle m’apaise, presque. J’y trouve une forme de tranquillité.
Là où je vis, ce qui compte
Alors, quand je vois les scènes de pouvoir, les règlements de comptes au sommet de l’État — des enfantillages déguisés en stratégie — je me dis que, là où je vis, ce qui compte, ce sont les regards, les paroles, les présences. Ce tissu vivant, concret, de nos existences entremêlées.
J’entends l’angoisse des lendemains, la peur entretenue par les discours, les chaînes d’info, la politique qui s’effondre sur elle-même. Je la comprends, mais je sais aussi qu’ici, nous avons la force du nombre, et surtout, la force du lien. Ce lien qui nous unit entre habitants, voisins, humains. Et je me dis : toute cette énergie qu’on dépense à débattre, à se diviser pour d'autres si loin de nous, si on la mettait plutôt ici ? Dans nos champs, nos ateliers, nos bistrots, nos visites aux anciens. Là où la vie circule encore.
Le pouvoir des mots
Les mots, parfois, font peur. Ils portent des images qui nous dépassent. On parle de vague des boomers, de vague d’immigration, comme si les gens étaient une masse prête à tout emporter. Une vague, on l’imagine immense, menaçante, qui submerge. Mais le mot, ce n’est pas la chose. Derrière ces mots-là, il y a des personnes. Des visages, des histoires, des voix. Et si on prend le temps de les regarder vraiment, on voit que c’est bien plus simple — et bien plus humain — que les images qu’on s’en fait.
Le bon, le bonheur, le kiff
Il y a aussi autre chose. Quelque chose de vivant, de tenace, de joyeux. Un mouvement du corps, un sursaut de lumière.
Le bon, le bonheur, le kiff. C’est quand la peau sent le vent, la pluie fine, le soleil d’avril. Quand une odeur de café s’échappe d’une porte, qu’un sourire s’invite dans la rue, qu’un regard suffit à rappeler qu’on existe. C’est le rire de mes enfants, leur folie douce, leur manière de tordre le réel jusqu’à en faire un jeu. C’est le voisin qu’on croise, la musique d’une fenêtre ouverte, le repas improvisé qui devient festin. C’est le plaisir de réparer une chaise, de planter une graine, de rendre service sans y penser. C’est cette étincelle qui revient au moment où on croyait avoir tout perdu.
Le kiff, c’est la pulsation du vivant. Le souffle qui passe encore. Ce frisson minuscule ou immense qui dit : je suis encore là. Ce bonheur là n’est pas une fuite, ni l’oubli de la douleur : il en est la respiration. Le contrepoint. L’autre face de la même pièce.
Deux versants d’une même humanité.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon