À propos d’un post de Fabrice Dalongeville
Fabrice Dalongeville a récemment partagé un article du Monde intitulé « Aides publiques aux entreprises : ces dizaines de milliards d’euros versés sans transparence ni suivi » (2 juillet 2025). Il en cite un extrait percutant de l’économiste Maxime Combes :
« Personne n’a de vision globale de ce qu’il se passe, on ne sait pas précisément où l’on en est, aide par aide, et personne ne s’y intéresse vraiment ; il paraît inconcevable d’en être encore là en 2025. Si le même constat était fait sur les aides sociales, cela ferait scandale depuis des années. »
Et Fabrice commente :
« Je n’ai sorti que cette citation. Quand je pense au dernier bilan que je viens de faire, sur une action du Café citoyen, où j’ai dû passer deux heures à mesurer et justifier l’usage d’une subvention. Deux poids deux mesures… »
Ce post a fait émerger en moi une réaction plus large, que je formule ici.
Deux types de subventionnés : chronique d’un écart structurel
Il y a deux types de subventionnés.
1. Les subventionno-dépendants
Ce sont les associations. Celles qui bricolent du service public avec trois bouts de ficelle, un salarié à mi-temps, et beaucoup d’intelligence collective. On les soupçonne rapidement d’« assistanat », de « dépendance », alors qu’en vérité, elles produisent une valeur sociale, culturelle, humaine souvent énorme. Et elles la redistribuent immédiatement, sans toujours savoir, pouvoir, ou oser en capter une part pour pérenniser ce qui la rend possible : des salarié·es justement rémunéré·es, des locaux décents, un peu de trésorerie pour respirer.
Elles produisent, elles donnent, et souvent, elles s’oublient dans le processus.
Mais cette position n’est pas figée. Elle peut – elle doit – s’infléchir. Il est possible de penser d’autres modèles, de sortir du tout-subvention sans perdre ce qui fait la richesse associative : la coopération, le sens du commun, la gouvernance partagée. En un mot : retrouver du pouvoir d’agir, y compris sur le plan économique, sans se faire happer par la logique capitaliste.
À noter : les subventions font pleinement partie des aides publiques. Ces aides regroupent l’ensemble des soutiens financiers ou fiscaux accordés par l’État ou les collectivités : subventions, crédits d’impôt, exonérations, garanties, etc. La subvention, en tant que soutien direct sans contrepartie commerciale, est une modalité légitime, encadrée et reconnue de l’intervention publique, au même titre que les aides massives versées aux grandes entreprises. Le fait qu’une association soit subventionnée signifie donc qu’elle bénéficie d’une aide publique – tout aussi officielle et fondée que les milliards attribués à des groupes privés. La différence de traitement dans les exigences de transparence et de justification ne repose pas sur une différence de nature… mais sur un déséquilibre politique.
2. Les subventionno-actionnaires
Ceux-là touchent des millions. Pour « innover », « scaler », « booster l’attractivité territoriale ». On ne comprend pas toujours ce qu’ils font, mais c’est dit avec assurance, en anglais, dans des PowerPoints impeccables. Et quand vient le moment de rendre des comptes, c’est le trou noir.
L’audition du président de Google France est devenue un classique : incapable d’expliquer où sont passés les millions du CICE. Mais il est loin d’être le seul. Dans ce club, on aime les fonds publics… mais pas les bilans publics.
Moralité
Quand une association reçoit 20 000 € pour faire vivre un lieu, payer un éducateur ou monter un atelier d’auto-support, c’est suspect. Quand une start-up reçoit 2 millions pour embaucher trois développeurs et disparaître dans un pivot stratégique six mois plus tard, c’est un pari d’avenir.
Et pourtant, l’argent public est le même.
Ce qui change, c’est ce qu’il sert. Dans un cas, il sert à faire tenir des lieux, à créer des espaces de soin, de lien, de coopération. Il nourrit du commun. Il irrigue des dynamiques humaines qui tentent de répondre à des besoins réels, souvent urgents, dans une société cabossée. Dans l’autre, il vient gonfler des capitaux. Il alimente des logiques d’accumulation, de valorisation financière, au service d’un petit nombre. Parfois même sans que ce petit nombre sache exactement pourquoi il accumule, sinon pour retarder l’évidence : que tout cela n’empêchera ni la perte, ni la vieillesse, ni la mort. Car la différence ne tient pas qu’à des modèles économiques. Elle touche à une question plus vertigineuse : à quoi sert ce qu’on fait ? À quoi sert l’argent ? Est-ce qu’il sert à renforcer la puissance de quelques-uns, à construire des citadelles toujours plus sophistiquées pour tenir à distance l’angoisse d’être humain ? Ou bien est-ce qu’il sert à mieux habiter cette humanité, ensemble, en reconnaissant nos fragilités partagées, en mettant l’intelligence, le soin, la création au service du vivant ? Ceux qui accumulent à l’infini ne sont pas moins traversés par l’angoisse – ils tentent simplement de la maîtriser autrement. À coups de milliards, d’optimisation fiscale et de fantasmes de toute-puissance. Mais derrière la façade brillante, il y a souvent la même faille : l’impossibilité de faire face à la condition humaine. Alors que dans bien des associations dites « dépendantes », on affronte cette angoisse à visage découvert, collectivement, avec des moyens dérisoires, mais un courage immense. Et ça, c’est aussi de la valeur.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon