Il y a des messages qui tombent comme une claque. Des réactions qui interrogent, piquent, dérangent parfois. Et des réponses qui viennent du ventre, mais que l’on veut adresser avec respect. Quand j’ai partagé la pétition contre la loi Duplomb, un agriculteur a commenté :
« Vous avez raison. Signez une pétition sans connaître le métier d’agriculteur ni les conséquences sans cette loi… aberrant… »
Voici ce que j’ai répondu.
"Tu sais de quoi tu parles, et ça se respecte. T’as ton expérience, ton terrain, tes saisons dans les bottes. Et ça, personne n’a à le juger. Pas moi, pas un autre.
Moi, j’ai aussi un pied dans la production. Je m’occupe du légume, à ma manière, là où je suis. Pour le lait, et les céréales, j’écoute modestement les agriculteurs côté Pelousey, Haute-Saône, dans ce qu’ils vivent et mettent en place, et je leur achète les produits chez eux. Ce que je fais, c’est pas la même chose, j’suis pas sur une ferme Comté, je le sais. Mais j’ai grandi là-dedans, et j’ai pas laissé ça derrière moi.
Je suis petite-fille de paysans. J’ai vu ma famille se bousiller à nourrir le monde. J’ai vu les mains, les dos, les dettes, les silences, les jours sans pause et les nuits sans sommeil. J’ai vu la vente à la retraite, j’ai vu les sommes empruntées à la banque pour payer la reprise, et pour les gens à la retraite, quelques années (pas lourd au vu de leurs années de labeur) avant que leurs corps usés ne disent stop, et meurent.
Et je le dis clairement, je l’assume : je veux plus que quelques-uns se crèvent à nourrir tous les autres. C’est trop facile de croire que le lait pousse dans un Tetra Pak, ou que les légumes arrivent tout propres en rayon. C’est pas une magie, c’est du travail. Et il use.
Mon père, je l’ai entendu râler (gueuler serait plus adapté en fait) toute sa vie sur “ces écolos de la ville qui pigent rien à la terre, ces écolos de merde des villes qui viennent faire chier à la campagne”. Et oui, aujourd’hui, j’habite en ville. Mais j’ai gardé dans les tripes la culture vivrière. Et je la fais vivre dans mon quartier, potager, entraide, coups de main. Du concret, pas des grandes idées. Alors forcément, ça fait parler. On me colle l’étiquette de “bobo écolo”, comme si c’était censé me faire taire. Franchement ? Je m’en fous. Je sais d’où je viens. J’ai emmené un morceau du Souillot avec moi. C’est mon pays.
Et faut savoir aussi que je suis cheffe d’entreprise, présidente d’une SAS. Là encore, pour certains, ça veut dire “capitaliste de merde et de droite”. Mais c’est pas ma boussole. Si j’ai monté une boîte, c’est pour faire collectif autrement. Je construis du commun avec d’autres entrepreneurs, sur un mode coopératif, même si c’est pas écrit “Cuma” sur la façade. Parce que ce pays-là, celui des coopératives agricoles et laitières, c’est pas juste un souvenir : c’est ma colonne vertébrale. On se refait pas. Ça, je l’ai gardé dans le sang.
Tu vois, ce que je ressens en ce moment, c’est qu’on vit un temps où tout pousse à se méfier, à se juger, à s’étiqueter. Entre la presse qui en rajoute, les petites phrases politiques partisanes (loin d’être au service des gens qui font le socle de ce pays) qui montent les uns contre les autres, et le fait qu’on se parle plus vraiment entre nous, on en vient à coller une étiquette sur l’autre — “écolo”, “bobo”, “de droite”, “de la ville”… mais aussi “pollueur”, “vendu à la FNSEA”, “fou des pesticides”, “bétonneur de terre”, “profiteur de subventions” — et basta, on l’écoute plus.
Comme si ça suffisait à dire : “il fait de la merde”, “il peut pas penser par lui-même”. Je pense qu’on fait fausse route en jouant à ça. Parce qu’à force de faire comme si seuls “les bons” avaient le droit de parler, on n’écoute plus personne. Et ça, ça flingue tout : la discussion, la confiance, le simple fait de pouvoir encore se causer sans se sauter à la gorge.
Alors oui, j’ai signé cette pétition. Parce que ça m’a permis de dire quelque chose là où j’ai eu le sentiment qu’on m’avait pas entendue. Je sais bien que cette pétition, elle n’a rien d’obligatoire pour le Parlement, qu’elle ne force personne — mais au moins, elle m’a donné un espace pour dire ce que j’avais sur le cœur. Et au fond, ce qui me tient, c’est même pas la signature. C’est qu’on puisse encore se parler. Pour de vrai.
Parce que ce temps-là qu’on est en train de vivre, il pousse à s’engueuler, à se replier, à traiter l’autre de con dès qu’il pense pas pareil. Moi, j’veux autre chose. On sera sûrement pas d’accord sur tout — et c’est pas grave.
En tout cas j’ai l’impression (et j’ai peut-être tort) qu’on est ok tous les deux pour dire qu’il y a un vrai problème :
– dans ce que vivent celles et ceux qui bossent la terre,
– et dans le fait qu’on n’arrive même plus à se parler sans se flinguer.
Ça fait longtemps qu’on s’est pas vus. Peut-être même que notre écart d’âge a fait qu’on s’est pas vraiment croisés aux conscrits. Mais si un jour t’es partant, je viendrais volontiers te voir sur ta ferme. Pas pour débattre, pas pour convaincre ou être convaincu. Juste pour t’écouter. Comprendre ton quotidien. L’entendre par ta bouche — pas par un article monté à Paris avec des éléments de langage qu’on retrouve chez les pro et les anti loi Duplomb, copiés-collés partout. Et inversement, te parler aussi de comment ici sur le quartier ça cultive (bon si tu as envie hein évidemment).
Parce que moi, je préfère entendre un humain qu’un communiqué. Mais ça, c’est moi."
Conclusion
Je partage ici cette réponse parce que je crois à la valeur d’une parole polyphonique — une parole qui n’écrase pas, qui ne cherche pas à tout prix l’accord, mais qui accepte la pluralité comme une richesse. Ce que je défends, ce n’est pas l’unanimité, ni le consensus mou, mais la possibilité de rester en lien, même quand on ne pense pas pareil. Une forme de dialogue qui assume les tensions, qui laisse place aux récits différents, aux colères aussi, mais qui garde pour horizon un commun à construire — pas malgré nos désaccords, avec eux.
On n’a pas trop le choix : on vit sur la même planète. On partage un sol, un air, un climat, une terre nourricière qui se fatigue. Dans ce contexte, s’invectiver ou se réduire à des étiquettes ne mène nulle part. Ce qu’il nous faut, c’est une parole qui circule, qui relie les bouts, même cabossés, même contradictoires. Une parole qui reconnaît à l’autre sa légitimité à dire, même si elle nous dérange.
Et pour que ce dialogue ne soit pas qu’un brouhaha ou un marché d’opinions, il nous faut aussi construire des points de repère. Pas des dogmes figés qu’on récite ou qu’on croit aveuglément, mais des ancrages que l’on puisse interroger, éprouver, revisiter. Une sorte de mécanique vivante, presque scientifique — pas celle des vérités définitives, mais celle du doute actif, de l’expérimentation, de l’observation rigoureuse. Une pensée qui sait vérifier dans le détail, dans le réel, dans le cadre du terrain — que ce soit un laboratoire, un champ ou un quartier — ce qu’elle avance.
Il y a nécessité à réapprendre à parler ensemble. Non pas pour se fondre dans une seule voix, mais pour composer un tissu de voix — dissonantes parfois, mais tendues vers une chose qui nous dépasse tous : tenir ensemble, autrement.
Christine Jeudy | Psychanalyste | Besançon