Préambule — Dans le mouvement du monde, un instant pour voir
Au printemps 2025, j’ai choisi un léger ralentissement. Pas une pause, pas un retrait. Plutôt un geste intérieur : créer une brèche dans le rythme du monde, juste assez pour entendre ce qui, en moi, continuait de vibrer sous le bruit ambiant.
Dans cette respiration minuscule, les années se sont rassemblées.
Vingt ans de pratique, quartiers, institutions, appartements, tables de cuisine, bancs publics, voix hésitantes, colères abruptes, confidences venues d’un souffle, ont pris une forme. Non pas une ligne droite, mais une matière : épaisse, vivante, parfois blessée, parfois lumineuse.
De là, une pensée s’est levée. Une sorte de décantation. Comme si, en laissant reposer tout ce vécu un instant, quelque chose apparaissait enfin nettement : une manière de lire le monde à travers ce que les autres m’ont confié, montré, parfois jeté au visage.
À partir de cette matière, une question s’est imposée : si je devais imaginer un dispositif pour ma ville, à partir de tout ce que j’ai traversé, que créerais-je ?
Alors j’ai écrit. Un texte d’abord brouillon, trop dense, parfois dur, parfois trop tendre, mais vivant. Je l’ai confié à des anciens collègues, à des amis, à des personnes dont je connais la lucidité — lucidité qui ne se drape pas toujours de douceur. Certains retours ont été nets, tranchés, presque rugueux. D’autres ont porté une attention plus enveloppante. Les deux ont compté. Le texte s’est déplacé, s’est tendu, s’est clarifié.
Dans ce travail, je ne suis jamais partie d’une page blanche.
Je relis. Je retourne aux sources qui ont façonné ma manière d’écouter et d’être au monde.
Comme il y a plus de quinze ans, à mes débuts au GEM Les Amis de ma Rue, j’ai repris l’Open Dialogue. Pas comme un modèle à suivre, ni comme un dogme. Plutôt comme un code source ouvert, un ensemble de gestes et de positions qui permettent aux voix de circuler sans se neutraliser. Je l’ai abordé comme un outil que l’on démonte, que l’on réécrit, que l’on adapte.
Puis J’ai forké ce code. J’ai gardé ce qui résonnait pour notre territoire, et j’ai laissé ce qui ne parlait plus. J’ai écrit depuis cette base, avec mes propres appuis, mes propres bords, mes propres lignes de fuite.
Le texte qui suit est l’issue de ce travail. Il porte l’empreinte de ces vingts années, leurs surprises, leurs tensions, leurs apprentissages, leurs heurts parfois, et surtout le désir d’inventer un espace commun où les voix trouvent une adresse.
Ce n’est pas un programme. C’est une proposition. Un geste posé dans le paysage. Une manière de dire : voilà ce que j’ai compris, voilà ce que je souhaite offrir à la ville où je vis, et j’invite celles et ceux qui le veulent à marcher un moment sur ce chemin, en lisant ces quelques lignes.
1. Informations générales sur le projet
Nom du projet
Première ligne
Dispositif d’écoute partagée et située à Besançon
Portage du projet (personne de contact)
Le projet Première Ligne se présente comme un dispositif citoyen, ancré dans les usages et les expériences des personnes concernées, plutôt que comme une extension d’une structure professionnelle ou institutionnelle.
Personne de contact :
Christine Jeudy Dornier – christine.dornier@gmail.com – 06 79 86 74 20
Date de rédaction du projet
3 juin 2025
Lieu de mise en œuvre
Besançon – Quartiers Battant, Planoise, Chaprais, Saint-Claude, et territoires alentours
2. Contexte et objectifs
Une définition exigeante de la santé mentale
L’histoire des définitions de la santé mentale montre un champ en évolution constante. En 1947, l’OMS décrit la santé mentale comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Cette formulation installe un horizon de complétude, avec un idéal central. Elle oriente la réflexion vers une santé pensée à partir d’un état optimal : dès que l’écart augmente, l’expérience risque de recevoir une coloration problématique.
L’expérience humaine se déploie pourtant dans la variation : fragilités, contradictions, zones d’ombre, élans, replis. La vie psychique grandit dans cette incomplétude, dans des rythmes parfois irréguliers.
Mathieu Bellahsen propose de lire cette définition comme un marqueur des attentes sociales d’une époque : lorsque la norme vise un bien-être total, chaque faille tend à prendre la valeur d’un signe d’insuffisance. Cette lecture ouvre une question centrale : vers quel horizon souhaitons-nous orienter la santé mentale, et quels repères mobilisons-nous pour situer la notion de trouble ?
La santé mentale comme capacité attendue
Dans sa version actuelle, l’OMS décrit la santé mentale comme un état permettant à chacun·e de se réaliser, de faire face aux tensions de la vie quotidienne, de travailler et de contribuer à la collectivité. La définition met en avant des capacités : réaliser, assumer, participer, produire.
Cette manière de formuler la santé mentale résonne avec un contexte politique et économique qui valorise la disponibilité, la continuité et l’endurance. Lorsqu’une personne traverse une période de vacillement, elle rencontre ainsi une double exigence : prendre en compte ce qui se passe pour elle et poursuivre en parallèle ses engagements.
Dans ce cadre, la santé mentale prend rapidement la forme d’une compétence attendue, liée à des critères de performance, d’adaptation et de participation sociale.
Une psychiatrie dans des cadres organisationnels exigeants
Le système psychiatrique français se déploie dans un environnement fortement structuré : pilotage par l’activité, contraintes budgétaires, protocoles nombreux, demandes institutionnelles multiples. Ces éléments influencent l’organisation du travail, la temporalité des suivis, la disponibilité des équipes, la forme des réponses possibles.
Les professionnel·les composent avec ces paramètres au quotidien. Beaucoup expriment un engagement profond auprès des personnes et une attention soutenue à chaque situation. Dans le même temps, les cadres organisationnels prennent une place importante dans leurs journées et resserrent les marges de réflexion.
Mathieu Bellahsen parle de « désertification de la pensée » pour décrire cette tension : un fonctionnement institutionnel dense où les espaces de réflexion demandent une énergie de protection. Les équipes restent impliquées, les cadres se complexifient, et les possibilités de rencontre prolongée se contractent.
Dans ce paysage, de nombreuses personnes expriment un besoin d’adresse : un lieu pour déposer la parole en amont, une conversation avant toute orientation. Bellahsen formule ainsi un enjeu essentiel : « c’est l’absence de réponse humaine qui isole ».
Cette phrase ouvre une direction : développer des espaces d’accueil relationnel qui offriraient un appui en complément des propositions existantes et renforceraient la continuité des parcours.
Le travail social dans des logiques de gestion structurées
La montée des cadres organisationnels
Le travail social se structure autour d’outils de pilotage : indicateurs, plans personnalisés, référentiels, protocoles. Ils organisent la lisibilité de l’action, soutiennent le dialogue interinstitutionnel, facilitent la traçabilité. Ils instaurent aussi une temporalité spécifique : planifier, suivre, rendre visible.
Progressivement, ces cadres prennent une place importante. Les professionnel·les articulent leur savoir-faire relationnel avec des exigences administratives. Cette articulation demande une grande agilité.
L’accompagnement entre singularité et modèle attendu
Les politiques publiques associent l’accompagnement à plusieurs objectifs : insertion, autonomie, stabilité, participation. Ces horizons cadrent l’action et influencent l’idée de réussite. En parallèle, les trajectoires de vie suivent des rythmes variés, parfois discontinus : repli, changement, réorganisation.
Les professionnel·les évoluent dans cette tension : accueillir la singularité des trajectoires, soutenir les temps de suspension, répondre aux cadres d’action.
Le diagnostic social comme outil et comme filtre
Le diagnostic social cherche à comprendre une situation dans sa globalité. Il oriente l’écoute vers des éléments mobilisables dans l’action : droits, ressources, contraintes, environnement, liens.
Selon les contextes, cet outil ouvrirait la possibilité de nouveaux points de compréhension, rendrait visibles certains aspects de l’expérience, donnerait un appui pour construire des réponses ajustées. Dans d’autres cas, des dimensions plus fines de l’expérience apparaissent moins facilement dans les catégories prévues.
Des professionnel·les engagés dans des environnements exigeants
Le travail social s’appuie sur une éthique forte : présence, accueil, respect, attention à la singularité. De nombreux professionnel·les restent profondément attachés à cette manière de faire lien. Leur activité se déroule dans un environnement où objectivation, conformité et planification occupent une place importante.
Cette situation appelle une créativité constante pour maintenir des pratiques vivantes, inventer des manières de préserver la relation, la rencontre, l’écoute fine, au cœur d’organisations structurées.
Une ouverture pour autre chose
Première ligne s’inscrirait dans cette réalité complexe. Le dispositif ouvrirait un espace commun : un entre-deux vivant, où chacun, professionnel, habitant, pair, usager, voisin, se situe à partir de son propre point d’adresse.
L’enjeu central : installer un espace dialogique interservice, une zone de rencontre où les paroles circulent avant les orientations, les tris, les cadres métiers. Cet espace offrirait un appui pour accueillir les personnes exactement au point où elles parlent, avec leur rythme, leur vocabulaire, leurs silences.
Il s’ancrerait dans la vie ordinaire des quartiers de Besançon, à proximité des pratiques existantes, dans des lieux accessibles et familiers.
Première ligne s’orienterait vers une pratique inspirée de l’Open Dialogue :
— écoute à plusieurs,
— cadre souple,
— temporalité ajustée,
— attention constante à la polyphonie.
Dans un contexte où la santé mentale s’associe souvent à la capacité d’avancer, Prmeière ligne ouvrirait la possibilité de mettre un accent sur les moments de ralentissement : seuils de création, respirations, mises en lien.
La ressource se construirait ainsi : une manière d’habiter ensemble un espace où les voix humaines et institutionnelles entrent en conversation autrement.
Un espace d’hospitalité pour les voix
Le dispositif mettrait en place une zone commune où chacun·e pourrait déposer ce qui cherche à se dire. Son ambition serait d’offrir un lieu où les histoires de vie recevraient un accueil sans objectif prédéfini, et où chaque personne retrouverait une manière personnelle d’habiter ses mots.
L’espace physique pourrait prendre des formes variées : salon, bureau, café, hall d’immeuble, tiers-lieu, salle de quartier. L’élément décisif reposerait dans la qualité de présence, dans la manière d’entrer en relation. L’espace social d’accueil se penserait comme un espace dialogique, attentif à la parole et à la circulation des points de vue.
Soutenir les pratiques vivantes
Première Ligne se tisserait avec celles et ceux qui, dans les institutions, cultivent déjà des pratiques hospitalières : psychiatres, soignant·es, travailleur·ses sociaux, éducateur·rices, psychologues, bénévoles, pairs. Leur contribution constituerait un appui essentiel.
Le projet s’inscrirait dans la continuité : il prolongerait, relierait, ouvrirait des respirations. Il reconnaîtrait la créativité quotidienne de ces professionnel·les, qui élaboreraient des manières de rester au plus près des personnes accompagnées, dans des cadres organisationnels denses. Le dispositif se proposerait comme un compagnon de route : un espace complémentaire, un soutien symbolique, un lieu de coopération.
Redonner une portée politique à la parole
La santé mentale se joue toujours dans un environnement social, économique, politique. La souffrance psychique croise des inégalités, des ruptures de parcours, des expériences de relégation, des pertes de repères. Les situations individuelles se relieraient ainsi à des dynamiques collectives.
Première ligne offrirait un espace où cette dimension collective redeviendrait visible. Dire pourrait devenir un acte, parfois discret, parfois transformateur. En soutenant cette parole, le projet contribuerait à retisser des liens, à ouvrir des possibles, à réinscrire chacun·e dans un paysage relationnel où sa voix compterait.
3. Description détaillée du projet
Résumé du projet
Première ligne proposerait un dispositif citoyen d’écoute partagée, ancré dans les lieux du quotidien. Il s’appuierait sur une éthique du lien, de la présence et du non-savoir. Il ouvrirait un espace d’adresse pour toutes les voix, un espace où la parole se déposerait, circulerait et se transformerait selon ses propres rythmes.
Cet espace prendrait forme à travers les personnes qui le composeraient : écoutant·es, habitant·es, professionnel·les du soin et du social, pair-aidant·es, proches, citoyen·nes. Leur manière d’être ensemble donnerait naissance à un espace dialogique vivant, fondé sur la co-présence, l’écoute mutuelle et la circulation simultanée de plusieurs voix.
Le dispositif accueillerait sans exigence préalable de diagnostic, de projet déjà formulé ou d’objectif comportemental. L’écoute resterait ouverte, ajustée à ce qui se dirait, attentive à ce qui se chercherait. Parfois une question, souvent une présence, toujours une disponibilité.
Deux appuis structureraient ce fonctionnement :
- Les espaces dialogiques déjà présents sur le territoire, qui proposent depuis longtemps des lieux où des personnes issues de cadres différents élaboreraient ensemble.
À Besançon, plusieurs formes de ces espaces existeraient déjà :
– des tiers-lieux comme Le 97, qui facilitent des rencontres horizontales entre habitants, professionnels, bénévoles, chercheurs, jeunes, retraités ;
– les maisons de quartier et centres socioculturels, où la parole circule entre habitants, associations et institutions ;
– certaines bibliothèques et médiathèques, devenues des lieux d’échanges publics, de débats, d’ateliers où l’expérience de chacun trouverait sa place ;
– des groupes de pairs (santé mentale, addiction, entraide) qui s’appuient sur une circulation non hiérarchique des expériences ;
– les conseils citoyens ou espaces participatifs locaux, lorsque ceux-ci fonctionnent comme de véritables lieux d’expression.
Ces lieux ont en commun un mouvement central : permettre à des voix différentes de se croiser, de se répondre, de se transformer mutuellement, sans effacement d’un point de vue par un autre. - Une posture d’écoute qui laisserait chacun·e interpréter sa propre expérience, de manière à ce que la parole surgisse de l’intérieur, à partir de la compréhension singulière de ce qui est vécu. Cet appui du dispositif première ligne, ouvrirait un espace d’élaboration commune, où la parole circulerait avant toute grille d’analyse ou logique institutionnelle.
L’objectif serait de créer des lieux concrets où la parole circulerait entre tous, et où cette circulation deviendrait un levier de reprise, d’apaisement, de subjectivation, et parfois de transformation sociale.
Un dispositif ancré dans une connaissance fine du territoire bisontin
Première ligne s’appuierait sur une lecture détaillée du paysage bisontin de la santé mentale, tel qu’il se déploie dans ses différentes strates : établissements sociaux et médico-sociaux, acteurs sanitaires, dispositifs légaux, structures de proximité, réseaux d’entraide.
Cette topologie vivante forme l’environnement réel dans lequel circuleraient les personnes, leurs histoires, leurs hésitations, leurs demandes.
A savoir :
- des établissements médico-sociaux engagés dans l’accompagnement au long cours (structures d’hébergement, lieux d’accueil, services d’insertion, dispositifs spécialisés en santé mentale et addictions) ;
- les structures sanitaires publiques, organisées autour des missions de service public et des responsabilités territoriales (accueil, suivi, interventions à domicile, appui aux situations complexes) ;
- les dispositifs légaux, tels que les commissions de coordination, les instances de veille, les outils partagés entre institutions et associations ;
- les structures sociales de proximité – maisons de quartier, centres sociaux, espaces jeunes, accueils associatifs – qui rythmeraient la vie quotidienne et offriraient de multiples points d’entrée ;
- les lieux culturels et tiers-lieux, qui accueilleraient déjà des formes spontanées de dialogue, de participation et de mise en relation ;
- les réseaux citoyens et groupes de pairs, qui soutiendraient la parole et l’entraide à partir des ressources propres à chacun ;
- les espaces informels du quotidien – cafés, places, jardins, ateliers – où de nombreux récits, inquiétudes ou projets circuleraient de façon informelle.
Cette connaissance du territoire rend possible l’émergence d’un appui complémentaire, situé entre les espaces de la vie ordinaire et les cadres structurés de l’action sociale, médico-sociale ou sanitaire.
Première Ligne se positionnerait comme une pièce relationnelle dans cet ensemble déjà dense : un espace tiers qui relierait sans redoubler, qui soutiendrait des trajectoires parfois fragiles ou discrètes, et qui offrirait un lieu pour la parole avant, si besoin, l’entrée dans des cadres plus formels.
Première ligne: Un espace dialogique créé par les personnes qui le compose
Définition d’un espace dialogique selon l’Open Dialogue
Un espace dialogique, dans l’approche Open Dialogue, serait un lieu relationnel où plusieurs voix, celles des personnes concernées, de leurs proches et des professionnel·les, se répondraient et cohabiteraient sans qu’aucune ne domine les autres. Cet espace se construirait autour de trois principes centraux :
1. La co-présence et la circulation des voix
L’espace dialogique naîtrait de la manière dont les personnes sont ensemble. Chaque voix serait accueillie comme ayant une valeur propre, y compris lorsqu’elle hésite, trébuche, se contredit ou cherche son sens. L’enjeu n’est pas de corriger, d’expliquer ou d’interpréter, mais de permettre que plusieurs significations se déploient simultanément.
2. Une posture de non-savoir
Les professionnel·les adopteraient une position horizontale, qui ne vise pas à produire une vérité sur l’autre. Cette posture ouvre un climat où chacun·e peut interpréter sa propre expérience, à son rythme, selon ses mots, sans pression pour “répondre à la bonne question”.
Dans un espace dialogique, le sens se construit entre les personnes, pas à l’avance.
3. La réflexivité partagée
Les membres de l’équipe réfléchiraient à voix haute à ce qu’ils entendent, toujours en présence de la personne concernée.
Cette réflexivité n’est pas une analyse : c’est une manière d’offrir des échos, des hypothèses, des questions, qui stimuleraient l’élaboration.
Elle rend visible ce qui se passe dans la relation et soutient la création de nouvelles perspectives.
Première ligne comme espace dialogique
L’espace dialogique de Première Ligne se construit principalement à partir des personnes présentes et de leur manière d’être ensemble.
Chaque personne contribue à la qualité du lien :
- par sa présence,
- par son écoute,
- par son histoire,
- par son savoir d’usage,
- par sa pratique professionnelle ou citoyenne.
Ces présences réunies forment un espace où plusieurs voix coexistent, se répondent, se complètent, se questionnent.
La polyphonie émerge dans la rencontre, à partir du moment où chacun·e peut s’exprimer depuis son vécu et sa position.
Cet espace soutient :
- la pluralité des points de vue,
- la compréhension partagée,
- la mise en commun de savoirs différents,
- l’émergence d’une parole située.
Cette dynamique ne relève pas d’une seule méthode ni d’une discipline unique. Elle prend appui sur les personnes elles-mêmes et sur leur capacité à habiter l’incertitude ensemble.
Un changement de posture issu de la relation
Le dispositif chercherait moins à définir une posture qu’à offrir une expérience qui transformerait progressivement les manières d’être ensemble :
- lorsqu’un·e professionnel·le rencontrerait une personne en dehors du cadre habituel ;
- lorsqu’un habitant découvrirait une légitimité à prendre la parole ;
- lorsqu’un proche trouverait un espace de respiration ;
- lorsqu’une personne en souffrance psychique se sentirait reconnue dans ce qu’elle dit ;
- lorsqu’un citoyen s’autoriserait à écouter sans objectif préalable.
Ce mouvement collectif ferait émerger une coopération renouvelée entre les mondes du soin, du social, de la vie citoyenne et du vécu psychique.
Une intégration fluide dans l’écosystème local
Première Ligne s’intégrerait facilement dans les dynamiques locales dès lors que les structures délégataires de missions de service public choisiraient de s’en emparer.
1. Continuité des liens existants
Les équipes professionnelles disposent déjà d’une connaissance fine des habitants, de leurs contextes, de leurs histoires. Le dispositif proposerait un espace complémentaire pour accueillir ce qui déborderait les cadres formels ou ce qui se situerait en amont d’une demande constituée.
2. Complémentarité sans recouvrement
Première Ligne se placerait à côté des missions institutionnelles. Il fonctionnerait comme un espace tiers, léger, accessible, où la parole prendrait forme avant les procédures, la formalisation ou la catégorisation.
Cette place faciliterait :
- la clarification de ce qui se jouerait pour la personne ;
- la circulation entre dispositifs ;
- la prévention des ruptures de lien.
3. Une ressource pour les institutions
Les structures publiques et associatives pourraient mobiliser le dispositif comme :
- un lieu relais pour rencontrer les habitants dans un autre cadre ;
- un espace qui enrichirait les postures professionnelles ;
- un appui pour la compréhension des situations complexes ;
- un terrain de coopération avec les citoyens et les pairs ;
- un point d’appui pour une présence régulière dans les quartiers.
Les acteurs du territoire garderaient la main sur ce mouvement.
Le dispositif formulerait une proposition ; les institutions, associations et collectifs s’en saisiraient en fonction de leurs priorités et de leurs possibilités.
Actions prévues
- La création d’espaces d’écoute situés : domiciles, tiers-lieux, cafés, lieux culturels, espaces publics, halls d’immeuble.
- La constitution d’un collectif d’écoutant·es issu·es de différents horizons, avec participation bénévole ou rémunérée.
- La mise en lien avec les acteurs du territoire : santé, social, culture, éducation populaire, pair-aidance, dynamiques de quartier.
- L’organisation de temps partagés : repas, ateliers, rencontres informelles, groupes de parole.
- Une documentation continue dans une logique de recherche-action.
- La possibilité d’impliquer l’entourage lorsque cette présence soutiendrait la personne.
- Une formation Open Dialogue pour les écoutant·es.
Durée du projet
Une phase expérimentale de 18 mois servirait à ajuster le cadre, suivre les évolutions et consolider les coopérations.
Statut juridique et portage envisagé
Le portage de Première Ligne pourrait revenir à toute personne morale — association, structure de quartier, tiers-lieu, collectif, organisme impliqué dans le champ sanitaire, social, culturel ou citoyen — à condition d’adopter une posture d’ouverture et de coopération, centrée sur la circulation de la parole, la co-présence et l’accueil de plusieurs points de vue.
Le projet demanderait un portage souple et dialogique, capable d’accompagner l’émergence d’un espace partagé qui se construirait à partir des personnes présentes : habitants, professionnel·les, proches, pairs, citoyens. Une telle structure se considérerant alors comme une partie prenante parmi d’autres, et non comme un centre unique, elle pourrait constituer une bonne opportunité pour porter le dispositif de première ligne.
Cette approche inviterait à :
- se situer dans une logique d’écoute,
- soutenir la polyphonie,
- favoriser la coopération entre acteurs,
- laisser la dynamique collective se déployer dans le temps.
De nombreuses institutions, associations et organisations du territoire disposent déjà en partie d’une culture du partenariat, de l’expérimentation, du dialogue. Une structure qui souhaiterait porter le dispositif pourrait le faire en offrant un cadre accueillant, non prescriptif, cohérent avec les principes d’un espace dialogique : présence, horizontalité, non-savoir, partage des responsabilités, attention aux conditions de parole pour chacun·e.
Le portage se définirait à partir des alliances territoriales et des envies des structures locales, avec une vigilance constante pour préserver le caractère ouvert, relationnel et collectif du dispositif.
4. Identification des besoins collectifs ou intérêts communs
Tout comme au national, le territoire bisontin traverse une période de forte demande en soutien relationnel, repères, espaces d’écoute. Les équipes des services sanitaires, sociaux, éducatifs et associatifs se mobilisent intensément dans des cadres très sollicités. Dans ce contexte, certaines personnes cherchent encore un lieu pour déposer ce qu’elles vivent.
Un besoin collectif se dessine avec netteté : des lieux d’écoute simples, accessibles, ouverts, où chacun·e peut prendre la parole sans condition préalable, sans devoir construire immédiatement un récit très organisé ou formuler une demande élaborée.
De nombreuses personnes expriment des difficultés d’accès aux dispositifs existants :
– fatigue,
– isolement,
– situation administrative complexe,
– expériences antérieures qui fragilisent la confiance,
– parcours de vie qui entrent difficilement dans les cadres habituels.
Premeière ligne proposerait une réponse complémentaire : un espace où la parole circule autrement, dans un cadre souple, mobile, situé, cohabité par des habitants, des citoyen·nes et des professionnel·les volontaires. Cet accueil sans exigence préalable de demande formalisée ouvre une première possibilité de dire, de reprendre souffle, de retrouver un lien.
Ce besoin concerne le collectif autant que les parcours individuels :
- lorsque la parole circule, la vie sociale retrouve des appuis ;
- lorsque chaque voix trouve une place, la communauté se consolide ;
- lorsque plusieurs mondes se rencontrent, les institutions disposent d’un espace supplémentaire pour ajuster leur relation au terrain.
Le projet vise ainsi à réhabiliter la parole comme acte partagé, à relier des personnes aux expériences multiples, à créer des passerelles entre quartiers, services, habitants, proches et pairs.
Voici une version au conditionnel léger, modulé comme tu le souhaites : pas un conditionnel partout, seulement là où cela ajuste la posture du projet sans affaiblir la portée politique ou la valeur apportée.
Valeur apportée à la communauté
Première Ligne nourrirait trois dimensions essentielles :
symbolique, sociale, le vivre ensemble.
Une valeur symbolique
Le dispositif reconnaîtrait des expériences souvent peu visibles ou difficiles à formaliser. Il soutiendrait la possibilité de dire sans obligation de preuve, de justification ou d’adaptation immédiate à un cadre spécifique.
Il valoriserait la diversité des voix, des récits, des trajectoires.
Une valeur sociale
Le dispositif retisserait du lien :
– entre habitants,
– entre professionnels et citoyens,
– entre institutions et réalités de terrain.
Il proposerait une forme d’accueil qui soignerait par la relation, en ouvrant un espace où chacun·e existerait par sa présence, son histoire, sa manière de parler, sans passage obligé par une classification ou une orientation rapide.
Une valeur du vivre ensemble
En redonnant à la parole sa dimension collective, le projet renforcerait la capacité d’un territoire à se comprendre, à agir ensemble, à faire vivre une santé mentale située, enracinée dans les quartiers. Il installerait une culture du dialogue, de la co-présence, de la polyphonie, avec un effet potentiel sur l’ensemble des pratiques locales.
Impact attendu
À court terme
- Un apaisement concret pourrait se produire pour les personnes accueillies, grâce à un espace où la parole trouverait immédiatement une place.
- Une reprise de parole pourrait émerger chez celles et ceux qui se sentiraient en retrait, silencieux, isolés ou peu légitimes dans les dispositifs formels.
- Un retissage de liens pourrait s’opérer entre habitants, professionnels, proches, grâce à une présence partagée dans des contextes moins formels et plus respirants.
À moyen terme
- La constitution d’un réseau d’écoute ancré dans les quartiers pourrait se développer, grâce à la présence mobile des écoutant·es dans les lieux de vie ordinaires :
rues, centres sociaux, tiers-lieux, cafés associatifs, lieux culturels, jardins publics, halls d’immeubles, appartements partagés. - Une écoute qui va vers pourrait se déployer, capable de rejoindre des personnes éloignées des services habituels.
- Un maillage relationnel au plus près du réel pourrait se mettre en place, en complément des guichets et des rendez-vous programmés.
- Les pratiques d’accueil dans les lieux partenaires pourraient évoluer progressivement, à travers la rencontre avec une écoute qui soutiendrait la parole sans l’orienter immédiatement vers une solution, et qui offrirait un espace commun où chacun·e contribuerait.
- Les structures associatives, publiques ou informelles engagées dans le projet deviendraient progressivement co-actrices d’une hospitalité active, intégrée peu à peu à leur manière de travailler.
À long terme
- Un décloisonnement durable entre institutions et terrain pourrait s’installer : les écoutant·es circuleraient dans divers lieux, et les équipes en place expérimenteraient la force d’un espace ouvert permettant d’entendre autrement les situations rencontrées.
- Les pratiques professionnelles pourraient évoluer : l’écoute se développerait dans une posture dialogique, attentive aux contextes, aux temporalités, aux voix multiples, avec une moindre focalisation sur le résultat immédiat.
- Le dispositif pourrait devenir une source d’inspiration pour d’autres formes d’accompagnement : plus situées, plus vivantes, plus ajustées aux réalités humaines, plus attentives aux liens et à la capacité de rester en présence lorsque la solution demanderait du temps.
5. Moyens financiers
Investissement initial
Le lancement du projet nécessiterait un investissement permettant de structurer le dispositif, d’initier les premières actions et de sécuriser les conditions de travail.
Montant estimatif : 18 000 € sur la première phase (6 mois).
Cette enveloppe couvrirait :
- la coordination initiale (pilotage, organisation, mise en réseau) ;
- la formation de base des écoutant·es ;
- des temps d’intervision et de régulation ;
- la documentation et les outils méthodologiques ;
- les déplacements liés au repérage territorial et aux partenariats.
Cet investissement garantirait le démarrage opérationnel du dispositif dans des conditions stables.
Montée en charge progressive et rémunération
Le projet reposerait sur des interventions réalisées par des personnes issues :
- du secteur sanitaire,
- du secteur social et médico-social,
- de la pair-aidance,
- de la vie associative,
- ou mandatées par des structures disposant de missions de service public.
Afin d’assurer une équité interne et une lisibilité budgétaire, le projet pourrait retenir :
- un tarif horaire unifié, estimé à 30 € chargé/h.
Ce tarif couvrirait :
- le temps d’écoute,
- la préparation,
- la participation aux régulations collectives,
- la rédaction d’éléments de suivi et de documentation.
La rémunération serait ajustée en fonction du nombre d’interventions réalisées et des disponibilités des partenaires.
Charges fixes mensuelles
Le fonctionnement courant du projet nécessiterait un budget stable.
Montant estimatif : 700 à 800 € / mois
Ce montant couvrirait :
- l’animation et la coordination courante,
- les outils collaboratifs (hébergement numérique, communication interne),
- la logistique de base (déplacements, frais de réunion, petits matériels),
- une éventuelle contribution d’usage pour des espaces partagés (tiers-lieux, structures partenaires).
Ces charges viseraient à garantir la continuité du dispositif et la régularité des actions.
Personnel et prestations
Le dispositif s’appuierait sur une équipe modulable, constituée progressivement.
Pour la phase initiale, seraient mobilisés :
- un collectif d’écoutant·es (environ 10 personnes), dont certaines mandatées par leur structure d’appartenance ;
- une coordination opérationnelle (temps partiel) ;
- des référents locaux dans les structures partenaires.
Des vacations ou prestations ciblées pourraient être engagées pour :
- l’écoute sur site,
- l’animation de groupes,
- la médiation,
- la production d’outils ou de documentation.
Le volet humain ferait l’objet d’un travail collectif spécifique. Les modalités d’organisation du travail et les règles financières internes seraient définies en commun (répartition des missions, enveloppes horaires, suivi des dépenses, modalités de régulation).Moyens matériels
Les besoins matériels resteraient limités, ce qui réduirait les coûts d’équipement :
- utilisation de lieux partenaires (tiers-lieux, espaces associatifs, salles de quartier) ;
- matériel léger : chaises mobiles, consommables, thermos, enregistreur si nécessaire.
Cette sobriété faciliterait la mobilité et l’intervention en proximité.
Moyens numériques
Les outils numériques accompagneraient le pilotage et la coordination.
Ils comprendraient :
- un agenda partagé,
- un outil de communication interne,
- une base documentaire,
- un site d’information simplifié.
Le coût serait intégré dans les charges fixes mensuelles.
6. Modèle économique et viabilité du projet
Sources de valeur et de revenus
La valeur du dispositif se construirait dans le geste même : présence, écoute, reconnaissance des savoirs d’expérience, création de lien, possibilité d’une parole adressée.
Première Ligne s’inscrirait dans une logique non marchande et organiserait son économie à partir de plusieurs formes de soutien complémentaires.
1. Contributions des personnes accueillies
Une participation financière libre et consciente pourrait être proposée. Elle resterait symbolique, ajustée aux ressources des personnes concernées, et n’interviendrait jamais comme condition d’accès.
Ce geste pourrait renforcer l’idée d’une contribution volontaire proportionnée aux moyens de chacun·e.
2. Fonds privés et dons citoyens
Une campagne de dons pourrait offrir aux habitants et soutiens locaux la possibilité de contribuer au dispositif.
Les personnes imposables pourraient bénéficier d’une réduction fiscale de 66 %, conformément au régime applicable aux organismes d’intérêt général.
Cette voie constituerait un levier de financement privé non marchand, ancré dans la proximité et l’engagement territorial.
3. Mécénat et fondations
Des fondations, fonds de dotation ou organismes de mécénat pourraient soutenir le projet au titre de l’innovation sociale, de la santé communautaire ou de la participation citoyenne.
Ces appuis institutionnels privés renforceraient la stabilité du dispositif lors de sa montée en charge.
4. Financements publics
À moyen terme, selon l’évolution du projet, plusieurs sources publiques pourraient être mobilisées :
- collectivités territoriales (ville, département, région) ;
- dispositifs territoriaux d’innovation en santé mentale ;
- appels à projets en prévention, inclusion sociale, participation citoyenne ;
- dispositifs liés à la santé mentale communautaire, parfois soutenus par les ARS.
Chaque acteur public conserverait la possibilité de contribuer selon ses capacités, son rythme et ses priorités.
Évaluation des coûts et équilibre financier
L’amorçage du projet demanderait un soutien initial afin de poser les bases : lecture du territoire, coordination interservices, phases d’essai, régulation collective, documentation, recherche-action.
L’équilibre financier reposerait sur une combinaison de ressources :
- contributions individuelles,
- dons citoyens,
- mécénat et fonds privés,
- soutiens publics ciblés,
- engagement associatif.
Cette hybridation permettrait un ancrage solide tout en respectant la philosophie du dispositif : un espace relationnel ouvert, non prescriptif, pensé pour les personnes et les territoires.
Des initiatives proches – maisons des adolescents, lieux d’accueil communautaires, dispositifs inspirés des CATTP ou autres formes de santé mentale de proximité – montreraient la faisabilité d’une économie distribuée articulant soutien public, engagement associatif et participation volontaire.
Première ligne s’inscrirait dans cette dynamique : un projet construit avec le territoire, dont la viabilité reposerait sur une pluralité de ressources plutôt que sur un modèle unique.
Conclusion — Là où je m’arrête
En écrivant Première ligne, je n’ai pas cherché à ajouter un modèle de plus. J’ai simplement repris, morceau après morceau, ce qui m’a traversée pendant vingt ans : des voix entendues dans des appartements, des couloirs d’institutions, des réunions trop courtes, des cafés de quartier, des groupes où ça se fend d’un coup, des silences lourds qui restent suspendus entre deux respirations.
J’ai relu aussi ce qui m’a mise au travail : l’Open Dialogue abordé comme un code source, les textes de Bellahsen qui raclent les zones sensibles, les terrains où l’on sait très bien que quelque chose manque, mais où personne ne trouve le temps ou l’espace pour le dire.
C’est de là que ce dispositif a émergé. Pas comme une “bonne pratique”, mais comme ma manière, aujourd’hui, de répondre à une question qui insiste :
que puis-je proposer, ici, pour que certaines paroles trouvent enfin une adresse ?
Avec ce texte, j’ai fait ma part :
- j’ai posé un cadre ;
- j’ai pris position ;
- j’ai assumé une manière de lier santé mentale, travail social, vivre ensemble et vie ordinaire ;
- j’ai forké l’Open Dialogue depuis Besançon, avec mes appuis, mes limites, mon histoire.
À partir d’ici, quelque chose se ferme, et quelque chose s’ouvre.
Ce qui se ferme, c’est le temps de l’écriture : je suis allée au bout de ce que je pouvais formuler seule, avec mes ressources et mes angles morts. Le texte a trouvé sa forme, sa cohérence provisoire, ses bords.
Ce qui s’ouvre, c’est ce qui dépasse nécessairement mon geste :
- la mise à l’épreuve du réel des quartiers,
- la rencontre avec les services et les institutions,
- les ajustements, détours et inventions qui surgiront des premières expérimentations.
Ce document marque une fin et un passage.
Une fin : je clos ce cycle d’écriture, je fais un pas de côté.
Un passage : j’inscris ce texte dans une dynamique de création partagée, une forme de licence vivante, ouverte, où chacun·e peut reprendre, transformer, bifurquer, adapter, pourvu que cela serve la circulation des voix et l’hospitalité qu’elles appellent.
À partir de maintenant, Première Ligne entre dans le champ du commun créatif.
Le texte porte mon empreinte, mais il est offert pour être prolongé, discuté, augmenté, déplacé. Il appartient à celles et ceux qui voudront s’en saisir pour en faire un outil, un espace, une pratique.
C’est ici que mon travail d’écriture se termine.
Et c’est là que, pour celles et ceux qui le souhaiteront, le leur pourra commencer: avec moi, ou pas.
Christine Jeudy | Besançon